1714-09-25, de André Dacier à Voltaire [François Marie Arouet].

Je suis ravi, Monsieur, de voir qu’à vostre âge vous avez le courage d'entreprendre de mettre sur nostre théâtre l’Œdipe de Sophocle, qui est la pièce la plus parfaite qui nous reste de l'antiquité.
M. Racine avoit résolu de finir par là ses travaux poétiques, et vous voulés commencer par là les vostres. Ce qui me fait bien espérer de vostre entreprise c'est que vous en prévoyés les difficultés. Ce sujet si noble et si simple est fort difficile aujourd'huy à bien manier. Mais par le plan que vous vous faites je voy que vous prenés une route toute opposée à celle de M. Racine. Bien loin d’éviter les intermèdes et le choeur, c'est de là qu'il prétendoit tirer les plus grandes beautés, et il les conservoit religieusement. Le choeur n'est point ce que vous pensés, il est indispensablement nécessaire à la tragédie, il en est la base et le fondement. M. Racine l'avoit bien reconnu à la fin de sa vie, après y avoir esté aussy opposé que vous. Ce que j'en ay dit sur la poétique d'Aristote l'avoit fait revenir. Le projet de faire de ce choeur un personnage qui ne paroisse que dans les scènes et à son rang, et qui disparoisse à la fin des actes me paroist sujet à bien des inconvénients. Vous pourrez les sauver, Monsieur, mieux qu'un autre à force de talent et de génie, mais encore une fois vous n'y trouverés pas de médiocres difficultés. Il est vray comme vous le dites que la simplicité du sujet ne paroist pas d'abord pouvoir fournir cette estendue que nous donnons à nos pièces, mais si vous l'examiniés bien au fond vous verriés qu'il fournit une matière très riche à qui sçaura en profiter. Sur tout, Monsieur, il faut que vous tâchiés de conserver le tragique qui règne dans cette pièce depuis le premier vers jusqu'au dernier. Je vois avec plaisir que vous en estes frappé, et cella promet que vous le rendrés. Je ne me flatte pas de pouvoir vous servir de guide par tout ce que j'ay dit de cette pièce et par ma traduction. J'ay tâché d'en conserver l'esprit, et je crois l'avoir fait. Du reste vostre imagination vous eslévera au dessus de mon travail. J'ay lu la catastrophe d'Oedipe, elle est fort [?heureuse]. Il y aura peutestre quelque petite expression à retoucher. Continués Monsieur, je vous y exhorte de tout mon coeur et comptés que par ce coup d'essay vous pouvés nous rendre la véritable tragédie dont nous n'avons encore que l'ombre. Je suis avec une véritable estime, Monsieur, vostre très humble et très obéissant serviteur.

Dacier