1732-08-30, de Michel Linant à Pierre Robert Le Cornier de Cideville.

Zaïre, mon cher ami, va toujours de mieux en mieux.
Elle est à sa sixiemme représentation. Je connois des gens qui L'ont déjà vüe comme moy cinq fois et qui L'ont vüe avec un plaisir toujours nouveau et même toujours plus vif à La dernière représentation qu'à la précédente. On conjecture qu'elle ira jusqu'à l'hiver parce que Fontainebleau L'interrompt peutestre pour deux mois ou six semaines. On La reprendra aprés avec L'Indiscret, comédie de notre ami, et quoi que sa tragédie n'ait pas besoin d'appuy il sera curieux de voir comment celui qui sçait si bien remüer, déchirer Le cœur par Le ministère des plus fortes passions, comment dije cet homme La sçaura aussi badiner et faire rire. Cela me paroitra nouveau mais pas étonnant. On ne peut pas connaitre nostre grand'homme sans [a]voir été de bonne heure accoutumé à la surprise, et l'habitude La fait disparoitre. Il ne peut dont plus m'étonner, me voilà prest à croire de Lui tous Les prodiges Littéraires aprés qu'il a mis moins de tems à écrire une excellente tragédie qu'il n'en a fallu aux comédiens pour l'aprendre.

Apropos de ces messieurs Là il [a] obtenu d'eux que j'aurois mon entrée libre à La comédie. Il L'a demandée sans doute au nom de Zaire et on lui a répondu peutestre ce que dit Orosmane, Zaire enfin de moy n'aura point un refus. J'ay donc par son moyen de L'instruction et du plaisir gratis, mais à la condition onéreuse de Leur donner une pièce dans un an. Mon aimable maitre a répondu pour moy. Il m'incite fort à travailler au plutôt et je seray bien aise, dit il dans un billet qu'il m'envoya illya quelques jours, que vous me fassiéz oublier sur la scène pourvû que votre cœur ne m'oublie jamais.

En vérité L'un est aussi difficile que L'autre. J'ay commencé déjà une scène qui est une entrevüe entre Caton et Cæsar dans Utique que celuicy tenoit assiégée. Elle commence ainsy, c'est Cæsar qui parle.

Avant qu'à La fureur mon soldat s'abandonne,
Qu'il verse icy du sang, soufrez que je pardonne.
Tout Le poids de mon bras eût tombé sur ces Lieux,
Mais je sçay respecter et Caton et Les dieux.
Les dieux et Les romains, tout me fut favorable,
Et seul votre grand cœur toujours inexorable
Enfin avec Le sort ne s'est point démenty.
J'ay Les dieux, je voudrois Caton dans mon party,
Allons, pardonnés Leurs vos malheurs et ma gloire,
Dans mes embrassements oubliez ma victoire
Et montrez La sagesse à ceux que j'ay dom[ptez],
Sur le trône du monde assise à mes cotez.

Le reste une autre fois. On me conseille d'entreprendre La mort de Caton, de tirer party de celui d'Adisson, anglois, et de celui [de] mr de Champs, auteur inconnu qui n'est point mort et qui survit à sa pièce. Illia douse ans qu'elle vit le jour et qu'elle ne Le voit plus. Je pourois La déterrer et m'en servir à quelque chose. Nous verrons. Qu'en dites vous mon cher ami? n'esce pas assez et trop même pour un jeune homme d'avoir Les caractères et Le détail à soutenir par de grandes pensées et de baux vers sans se charger encor de La conduite d'un plan qui ne peut estre maniée parfaitement que par une main de maitre et un jugement consommé? Vous ne m'écrivez point. Mon adresse est toujours chez mr Breant, rue des [?Pères]. Je vous embrasse.

Linant