1736-05-15, de Michel Linant à Pierre Robert Le Cornier de Cideville.

J'aurois grand tort de vous bouder mon cher ami (permettez moy de reprendre ce titre), ce serait la plus grande de mes fautes.
Je n'ay tardé à vous écrire que par défaut de choses à vous mander. Je me trouve àprésent dans une situation de sommeil ou de lhétargie dont il est presque impossible que je sorte que par des remèdes violents. J'ay voulu reprendre ma tragédie et si je l'ay quitté ç'a été moins par les diffiqultez que j'y ay rencontrées que par celles de mon état présent et d'un dégoust presque invincible né de chagrins que je ne puis secouer sans que la cause en soit diminuée.

Premièrement j'ay un petit garçon pendu tout le jour à ma ceinture dont je suis plutôt l'amie que le précepteur. Il faut prendre garde l'été qu'il ne se jette dans le puits et l'hiver dans le feu. Il faut lui faire apprendre des choses qu'il n'entend point et qu'il ne veut point entendre et il a raison et je suis fâché d'estre payé pour le rendre maleheureux, mais il me le rend bien par les soins qu'il me donne. Je lui dis depuis le matin jusqu'au soir, mr tenez vous droit ou pensez plus juste, sans compter tout ce qu'illya entre ces deux choses là. Ce qui est immense et encor plus ennuyeux, comment pouvoir penser après cela à des choses tout à fait opposées et qui demandent un hom͞e entier et un hom͞e qui ait un grand génie, pour estre bien faites. Quelle distance prodigieuse entre les règles de Despauter et celle du théâtre, entre les gronderies d'un précepteur et les beaux vers drammatiques! Elle est aussi grande que celle de la terre à la dernière étoile fixe; je suis comme un hom͞e lié à qui on dirait de courir.

D'ailleurs mon sujet ne me parait pas bon. C'est peutestre plus par dégoust que par de véritables raisons mais ce dégoust là même en est une bon͞e parcequ'il suffit d'estre dégoûter des choses d'imagination pour les faire mal. On aura tort de me demander pourquoy je n'aime plus ma maitresse si sur les remontrances qu'on me fera je m'efforce de vouloir encor l'aimer. Cela sera inutile et ridicule. Je remets à un tems plus favorable et à un sujet plus heureux que celui d'Almeide de travailler à faire ma réputation. Corneille n'a fait le Cid qu'à trente cinq ans et Moliere avait cet âge là quand il eut fait ses prétieuses. Vous même vous n'avez commencé qu'assés tard à faire usage du talent charmant que vous avez de faire les plus jolies choses du monde. En général les esprits de notre pays en sont comme le terrain, fort lents à produire mais ils produisent sûrement.

Je m'instruis beaucoup, je fais des extraits de[s] choses les plus curieuses que je lis, j'en rends compte à la marquise, avec qui par parenth[èse] je suis très bien, je lui tiens compagnie […] l'apsence de mr de V. aussy souvent que je le puis et elle prétend que je lui dis très souvent des bons mots. Quoi qu'il en soit elle m'a promis d'écrire à une de ses parentes qui est abbesse d'un couvent de Joinville pour y placer ma mère, qui sera là très bien et à bon compte. Je ne vous puis trop remerciée des peines que vous voulez bien prendre pour ma petite sœur. Je suis au désespoir de ne pouvoir pas lui estre utile. Rendez moy je vous suplie votre amitié et votre estime et vous ferez mon bonheur.