1762-05-15, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Je vous écris enfin, mes divins anges, je ressuscite, et il est bon que vous sachiez que c'est vous qui m'aviez tué, c'est le tripot, c'est un travail forcé, c'est la rage de vous plaire qui m'avait allumé le sang.
J'avais depuis trois mois une fièvre lente, et je voulais toujours travailler, et toujours me réjouir; j'ai succombé, je le mérite bien. Je n'ai pas encore assez de tête pour vous parler d'Olimpie; mais j'entrevois que de toutes les pièces du théâtre ce sera la plus pittoresque, et que les marionnettes que Servandoni donne au Louvre, n'en approcheront jamais. Il me faudra une Statira malade, et une Olimpie innocente, dieu y pourvoira peut-être.

Mandez moi, je vous prie, des nouvelles du tripot; cela m'égayera dans ma convalescence. Avez vous quelqu'un qui remplace Grandval? reprendra-t-on le droit du seigneur?

Mais parlez moi donc, je vous en prie, de l'œil de mad. de Pompadour. Il est bien singulier qu'une femme sur qui tous les yeux sont fixés, en perde un incognito. On parle encore fort mal des deux de mr d'Argenson.

Mr le maréchal de Richelieu m'a écrit une grande lettre sur les Calas, mais il n'est pas plus au fait que moi. Le parlement de Toulouse qui voit qu'il a fait un horrible pas de clerc, empêche que la vérité ne soit connue. Il a toujours été dans l'idée que toute la famille de Calas, assistée de ses amis, avait pendu le jeune Calas, pour empêcher qu'il ne se fît catholique. Dans cette idée, il avait fait rouer le père par provision, espérant que ce bonhomme âgé de 69 ans avouerait le tout sur la roue. Le bonhomme au lieu d'avouer, a pris dieu à témoin de son innocence. Les juges qui l'avaient fait rouer sur de simples conjectures, manquant absolument de preuves juridiques, mais persistant toujours dans leur opinion, ont condamné au bannissement un des fils de Calas, soupçonné d'avoir aidé à étrangler son frère; ils l'ont fait conduire la corde au cou par le bourreau à une porte de la ville, et l'ont fait ensuite rentrer par une autre; l'ont enfermé dans un couvent; et l'ont obligé de changer de religion.

Tout cela est si illégal, et l'esprit de parti se fait tellement sentir dans cette horrible aventure, les étrangers en sont si scandalisés, qu'il est inconcevable que mr le chancelier ne se fasse pas représenter cet étrange arrêt. Si jamais la vérité a dû être éclaircie, c'est, ce me semble, dans une telle occasion.

Je passe à d'autres objets plus intéressants; vous me paraissez, vous autres, mépriser le nouveau czar; mais prenez garde à vous: un homme qui vient d'ôter tout d'un coup cent mille esclaves aux moines, et qui met tous ces moines dans sa dépendance, en ne les faisant subsister que de pensions de la cour, est bien loin d'être un homme méprisable. Le voilà uni avec les Anglais et les Prussiens, gens moins méprisables encore; prenez garde à vous, vous dis je; comptez que vous ne voyez point les choses à Paris et à Versailles comme on les voit au milieu des étrangers. Je suis dans le point de perspective; je vois les choses comme elles sont, et c'est avec la plus grande douleur.

Parlons maintenant de mad. la duchesse d'Anville. A peine vous eus je envoyé, mes divins anges, la lettre par laquelle je lui offrais les Délices que je fus attaqué d'une fièvre violente, et d'une inflammation de poitrine; Tronchin me fit transporter sur le champ aux Délices; il ne me quitta presque point; la nature et lui m'ont sauvé; je suis encore dans la plus grande faiblesse, et je ne puis ni marcher, ni écrire.

J'apprends que pendant ma maladie on a loué assez indiscrètement un simple appartement à Genève, pour mad. la duchesse d'Anville et sa compagnie, à raison de quatre mille huit cent livres pour trois mois, sans compter les écuries, les remises, et les chambres pour les principaux domestiques qu'il faudra encore louer très cher. Ajoutez à cela, qu'à Genève, toutes les commodités, toutes les choses de recherche se vendent au poids de l'or, qu'il faut faire cent vingt cinq lieues pour arriver, et cent vingt cinq pour s'en retourner, et qu'une malade qui a la force de faire deux cent cinquante lieues n'est pas excessivement malade. Le paysage est charmant, je l'avoue, il n'y a rien de si agréable dans la nature; mais nous avons des ouragans formés dans des montagnes couvertes de neiges éternelles, qui viennent contrister la nature dans ses plus beaux jours, et qui n'ont pas peu contribué à me mettre dans le bel état où je suis. Ces vents cruels font beaucoup plus de mal que Tronchin ne peut faire de bien.

Voilà ce qu'il faut que mad. la duchesse d'Anville sache, et ce qu'on ne lui aura sans doute pas dit.

Adieu mes divins anges, je n'ai plus ni voix pour dicter, ni main pour écrire, ni tête pour penser, mais j'espère que tout cela reviendra.

Je crois ne pouvoir mieux remercier dieu de mon retour à la vie qu'en vous envoyant cet ouvrage édifiant. On devrait bien l'imprimer à Paris.