17 avril [1762]
Mes divins anges je ne voulais vous écrire qu'après que le Kain aurait vu Statira, mais je commence toujours par vous remercier de la bonté que vous avez eu pour mon capitaine d'artillerie qui voudrait bien pointer quelques canons contre Pierre trois qui n'est pas Pierre le grand.
Il est vray que M. le comte de Saxe ne fit que monter dans le vaissau à Dunkerke, et que grâce au ciel nous ne mimes point en mer. Mais je ne prends aucun intérest à cette misérable histoire dont on a imprimé des fragments très incorrects qu'on m'a volez.
A l'égard de Conculix c'est autre chose. Il faut que j'aye été abandonné de dieu pour laisser cet animal là en si bonne compagnie.
Nous avons déjà joué Tancrede. Le Kain m'a paru admirable. Je luy ay même trouvé une belle figure. J'étais le bon homme Argire. Je ne m'en suis pas mal tiré. Mais ny luy ny moy ne jouons dans Olimpie. Nous serons tout deux spectateurs bénévoles. Je devais naturellement jouer le grand prêtre. Ce sont mes triomphes, vu le goust que j'ay pour l'église. Mais je suis honoré du même cathare qui a osé soufler sur mes anges. J'ay la fièvre. Je continuerai ma lettre quand on aura joué Olimpie ou Cassandre et je vous en rendrai compte en oubliant la petite part que je peux y avoir.
18 avril
Mes anges sauront qu'hier le Kain nous joua Zamore. Il était encor plus beau que je n'avais cru. Il joua le second acte de façon à me faire rougir d'avoir loué autrefois Baron et du Frene. Je ne croiais pas qu'on pût pousser aussi loin l'art tragique. Il est vrai qu'il ne fut pas si brillant dans les autres actes. Il a quelquefois des silences trop longs. Il en faut comme en musique mais il ne faut pas les prodiguer, ils gâtent tout quand ils n'embélissent pas. Il fut bien mal secondé. Ma nièce ne jouait point. Cramer qui avait joué Cassandre supérieurement joua Alvares précisément comme le bon homme Cassandre. Mais enfin nous voulions voir le Kain et nous l'avons vu.
En attendant qu'on répète Cassandre ou Olimpie il faut que je vous dise un mot de la Jamaïque qu'un de nos acteurs, armateur de son métier, prétend que vous avez prise à la suitte des Espagnols, car vous êtes àprésent à la suitte sur mer et sur terre. Votre rôle n'est pas beau. Puisse mon armateur comique avoir raison! Mais pourquoy dit on que madame de Pompadour est borgne, et mr Dargenson aveugle? est il vray qu'en effet l'un ait perdu un œil, l'autre deux? Vous voyez touttes les mauvaises plaisanteries que font sur cette avanture ceux qui ne savent pas que les railleries sur les malheureux sont odieuses. Il faut que cette nouvelle ait un fondement. Il y a longtemps qu'on m'a mandé que l'un et l'autre avaient une violente fluxion sur les yeux.
Parlons un peu de mon roué. Il s'en faut bien qu'on ait découvert l'autheur de l'assassinat attribué au père. Il s'en faut bien qu'on songe à réhabiliter la mémoire du supplicié. Tout le Languedoc est divisé en deux factions dont l'une soutient que Calas père avait pendu luy même un de ses fils parce que ce fils devait abjurer le calvinisme, l'autre crie que l'esprit de parti et surtout celuy des pénitents blancs a fait expirer un homme innocent et vertueux sur la roue.
Je crois vous avoir dit que Calas père était âgé de soixante et neuf ans, et que le fils qu'on prétend qu'il a pendu, nommé Marc Antoine, garçon de 28 ans, était haut de cinq pieds cinq pouces, le plus robuste, et le plus adroit de la province. J'ajoute que le père avait les jambes très affaiblies depuis deux ans, ce que je sçais d'un de ses enfans. Il était possible à toutte force que le fils pendît le père, mais il n'était nullement possible que le père pendît le fils. Il faut qu'il ait été aidé par sa femme, par un de ses autres fils, par un jeune homme de 19 ans qui soupait avec eux, encor auraient ils eu bien de la peine à en venir à bout. Un jeune homme vigoureux ne se laisse pas pendre ainsi. Vous savez sans doute que la plus part des juges voulaient rouer toutte la famille, supposant toujours que Marc Antoine Calas n'avait été étranglé et pendu de leurs mains que pour prévenir l'abjuration du calvinisme qu'il devait faire le lendemain. Or j'ay des preuves certaines que ce malheureux n'avait nulle envie de se faire catholique. Enfin les juges prévenus ayant ordonné l'enterrement de Marc Antoine dans une église, les pénitents blancs luy ayant fait un service solemnel et l'ayant invoqué comme un martir, n'ont point voulu se détacher de leur opinion. Ils ont condamné d'abord le père seul à mourir sur la roue, se flattant qu'en mourant il accuserait sa famille. Le condamné est mort en appelant à dieu, et les juges ont été confondus. Voylà en deux pages la substance de quatre factums. Ajoutez à cette avanture abominable la persuasion où ces juges (au moins quelques uns) sont encore, que l'on avait résolu dans une assemblée de réformez de faire étrangler sans miséricorde celuy de leurs frères qui voudrait abjurer, et que ce jeune homme de dix neuf ans, nommé Lavaisse, qui avait soupé avec les acusez, était le boureau nommé par les protestants. Vous remarquerez que ce Lavaisse est le fils d'un avocat, soupçonné il est vray d'être calviniste, mais de mœurs douces et irréprochables.
Lors que nous avons joué Tancrede, il y a eu un terrible battement de mains accompagné de cris et de heurlements à ces vers,
mais voylà toutte la réparation qu'on a faitte à la mémoire du plus malheureux des pères. Je ne connais point après la saint Barthelemi, et les autres excez du fanatisme, commis par tout un peuple, une avanture particulière plus effrayante.
Voylà bien écrire pour un homme qui a la fièvre. Je continuerai après Cassandre.
20 avril
Je n'ay rien écrit hier dix neuf parceque j'avais une fièvre violente. Nous sommes accablez de contretemps dans notre tripot. Un oncle d'un acteur s'est avisé de mourir. Nous voilà tous dérangez. Notre spectacle se démanche comme le vôtre. Vous perdez Grandval, on dit que mademoiselle Dumenil va se retirer, il faut que tout finisse. Le téâtre de France avait de la réputation dans l'Europe et c'était presque le seul de nos beaux arts qui fût estimé. Il va tomber. On dit que monsieur le maréchal de Richelieu n'aura pas eu peu de part à cette révolution.
Je suis fâché que les autres comédiens nommez jesuittes tombent aussi. C'est une grande perte pour mes menus plaisirs. Les universitez jointes au parlement vont établir un terrible pédantisme. Je n'aime pas les mœurs pédantes.
Nous devions jouer aujourduy Cassandre-Olimpie, et le Français à Londres. Figurez vous que mylord Craff était joué par un Anglais qui s'appelle Craff. Mais comme je vous l'ay dit, un maudit oncle nous dérange. Tout ce que nous pourons faire ce sera de répéter devant le Kain en habits pontificaux, afin qu'il juge. En attendant qu'on joue, il faut que je vous dise que je sçais un gré infini à Collet d'avoir mis Henri quatre sur le téâtre. Son nom seul attirera tout Paris pendant six mois, et l'opéra comique trouvera à qui parler.
Voicy la nuit; on va jouer Cassandre Olimpie, et le Français à Londres malgré tous les contretemps. Je vais juger.
Parlons d'abord de Mylord Husai. Il est si plaisant de voir un Anglais du même nom, jouer ce rôle que j'en ris encor quoy que je sois bien malade. Pour Cassandre, le porteur vous poura dire si cela fait un beau spectacle, s'il y a de l'intérest, si la fin est terrible, et si tout n'est pas hors du train ordinaire, depuis le commencement jusqu'à la fin. Je voulais luy donner la pièce pour vous l'apporter, mais j'ay senti à la représentation qu'il y avait plus d'une nuance à donner encor au tableau. Tout ce que je vous peux dire c'est qu'il ne faut pas qu'il y ait dans cet ouvrage un seul trait qui ressemble aux tragédies aux quelles on est acoutumé. C'est assurément un Spectacle d'un genre nouvau aussi difficile peutêtre à bien représenter qu'à bien traitter.
Je vous l'enverrai mes divins anges avant qu'il soit un mois. Laissez moy me guérir, la tête me fend et me tourne.
Fini à deux heures après minuit.