à Ferney 25 mars [1762]
Il y a longtemps que je n'ay eu l'honneur d'écrire à celuy qui sera toujours mon premier président.
J'ay bien des choses à luy dire. Premièrement son parlement m'afflige. Le roy se soucie fort peu qu'on juge ou non les procez aux quels je m'intéresse; mais moy je m'en soucie. Voilà une plaisante vengeance d'écolier de dire, je ne ferai pas mon tème par ce que je suis mécontent de mon régent. C'est pour cela même au contraire qu'il faut bien faire son tème. J'aprends que vous faites tous vos efforts pour parvenir à une conciliation. Qui peut y réussir mieux que vous? vous serez le bienfaiteur de votre compagnie, c'est un rôle que vous êtes acoutumé à jouer. Je vous demande pardon de donner des fêtes quand la la province souffre, mais il est bon d'éguaier les affligez. Il y en a de plus d'une sorte. Il vient de se passer au parlement de Toulouse une scène qui fait dresser les cheveux à la tête. On l'ignore peutêtre à Paris, mais si on en est informé, je défie Paris tout frivole, tout opera comique qu'il est, de n'être pas pénétré d'horreur. Il n'est pas vraisemblable que vous n'ayez apris qu'un vieux huguenot de Toulouse nommé Calas, père de cinq enfans, ayant averti la justice que son fils ainé, garçon très mélancolique, s'était pendu, a été accusé de l'avoir pendu luy même en haine du papisme pour lequel ce malheureux avait dit on quelque penchant secret. Enfin le pêre a été roué; et le pendu tout huguenot qu'il était a été regardé comme un martire et le parlement a assisté pieds nuds à des processions en l'honneur du nouvau saint. Trois juges ont protesté contre l'arrest. Le père a pris dieu à témoin de son innocence en expirant, a cité ses juges au jugement de dieu, et a pleuré son fils sur la roue. Il y a deux de ses enfans dans mon voisinage qui remplissent le pays de leurs cris. J'en suis hors de moy. Je m'y intéresse comme homme, un peu même comme philosophe. Je veux savoir de quel côté est l'horreur du fanatisme. L'intendant de Languedoc est à Paris. Je vous conjure de luy parler ou de luy faire parler. Il est au fait de cette avanture épouvantable. Ayez la bonté je vous en supplie de me faire savoir ce que j'en dois penser. Voylà un abominable siècle, des Calas, des Malagrida, des Damien, la perte de touttes nos colonies, des billets de confession et l'opera comique.
Mon cher et respectable ami, ayez pitié de ma juste curiosité. Je soupçonne que c'est vous qui m'avez écrit il y a environ deux mois, mais les écritures quelquefois ressemblent à d'autres. Quand vous aurez la bonté de m'écrire mettez un M au bas de bas la lettre, cela avertit. Je devrais vous reconnaître à votre stile et à vos bontez, mais mettez un m. Car quand je vous renouvelle mon tendre et respectueux attachement je mets un V.