1739-09-20, de Pierre Robert Le Cornier de Cideville à Voltaire [François Marie Arouet].

Ne croyés point illustre ami que si je ne vous ay point écrit depuis Longtemps ce soit par humeur.
Je vous aime assés pour vous bouder, cela n'est pas douteux, mais je vous aime trop pour bouder Longtemps; malheureusement une fièvre qui m'a repris quatre fois cette année et dont je suis àpeine quitte, La mort de mon frère, des arrangemens à prendre, des dettes à payer, des payemens à poursuivre, des maisons à racommoder, en un mot Les fléaux du genre humain, des affaires m'ont tiraillé, harcelé et entrainé hors de moy mesme; et je vous jure que je ne vous ay jamais oublié. Je sais vos occupations renaissantes, et je me reproche quelquefois de les troubler,

incommoda publica pescant
si longo sermone movar.

Quelque pouvoir qu'ait le sentiment et tout ce qui L'exprime sur un Coeur fait comme Le vostre j'ay craint de vous ennuyer. J'ay balancé cent fois à vous écrire quatre Lignes et ne l'ay point fait; j'ay perdu mon interprète aimable, ce tour, cette Poésie, qui fait lire jusqu'aux bagatelles. Je remettois de jour en jour à des momens plus tranquilles et plus heureux l'espérance de vous rimer combien je vous honore et je vous aime, mais La tristesse et La maladie, que disje, Les années qui ont avancé leur marche

eripuere jocos et tentant extorquere Poëmata.

Vostre Lettre vient me Consoler et me rassurer et j'ay la douceur de vous dire qu'il y a longtemps que je n'ay ressenti un plaisir aussi vif que d'Epancher mon coeur avec vous. Les idées renaissent, mon esprit se relève à vostre parole, c'est le tolle Lectum et ambula.

Ouy, s'il plaist à dieu et à vous mon cher Voltaire vous aurés encore des vers, et je présenteray un nouvel encens à La divine Emilie. Achevés de me ranimer mon cher maitre, écrivés moy, aimés moy, mandés moy l'adresse de vostre aimable Divinité. Dans quel costé fortuné de Paris a t'elle choisi son temple? où lit'on Emiliæ sacrum? Elle m'a fait L'honneur de m'écrire en partant de Bruxelles et plus encore s'il se peut par penchant que par devoir. Je me reproche bien de ne l'avoir pas remerciée et de l'honneur de son souvenir et de la grâce qu'elle m'a faite de m'avoir envoyé sa sublime et charmante dissertation. Je m'atendoy bien à recevoir la vostre en mesme temps mais je n'ay pas été assés heureux et j'en ay maudit mille fois Le Commissionnaire.

Reprenons nostre Commerce aimable mon adorable ami, continüés de faire Les plus belles choses du monde, mettés moy dans La Confidence, et surtout envoyés moy ces ouvrages qu'on ne peut jamais assés tost lire, et je vous promets en revanche de vos trésors, Castaneas que nuces et pressi copia Lactis. Est'il possible que je ne sache que par les gazettes qu'on débite je crois votre histoire du siècle de Louis 14, et ces vers faits à Bruxelles et qui sûrement ne sentiront point Le terroir à Guand? Mr. Linant est donc enfin imprimé! J'ay trouvé d'assés belles choses dans son Poëme, mais beaucoup de lâches et d'obscures. Cette couronne n'est pas encore celle d'Apollon. Il me semble que mrs. les quarante ne tendent à l'immortalité que dans leur affiche: belle Enseigne et mauvais vin. Encouragés Linant, rien n'en est plus capable que de Luy rendre L'honneur de vostre amitié. Ne restés vous point à Paris cet hiver? Je feroy l'impossible pour y aller passer quelque temps avec vous. Vale, scribe et me ama.