[ce 15 juin 1733]
Je ne vous écris, mon très cher amy, que parce que je n'ay plus affaire à Sabinus, c'est à dire que je lui fais infidélité par Le conseil de notre illustre et pour quelq'un qui vaut mieux que Le bâtard de Julius Cæsar.
Après avoir refait mon plan trois fois je montray à mr de Vol. La dernière façon, qui Lui parut bien jusqu'au milieu, L'intérest alloit en croissant jusques Là et de là alloit en diminuant jusqu'à La fin. Il me fit l'honneur de me dire que c'étoit plus La faute de mon sujet que la mienne propre et qu'on ne pouroit jamais faire quelque chose de suportable au théâtre tant qu'on n'y mettroit que des monstres tels que Domitien et des personnages aussy froids que Vespasien. Pour remédier à cela je changeay tout L'œconomie de mon plan, je fis Vespasien amoureux d'Eponine sans qu'il fût question de Domitien et par là je crus jetter plus d'activité dans ma pièce: mais je fis réflexion qu'il étoit inutile que Vespasien employât La moindre ruse pour perdre Sabinus vû qu'il Le pouvoit d'un seul mot. Ainsy vous voyez mon aimable maitre, que notre édifice s'écroule de touts cotez, que nous L'échafaudrons en vain si Les fondements sont ruineux, et qu'il vaut mieux bâtir sur un terrain plus solide. Notre héros m'a indiqué un sujet admirable par le patétique et La noble simplicité. Vous Le connoissez sans doute, c'est Merope, tragédie de mr Scipion Maffey, italien. Il n'y a presque pas d'amour que Le maternel, c'est une mère qui est sur le point d'égorger son propre fils pour Le venger. La pièce est presque toute faite et comme il s'agit plus de réussir en débutant que de faire quelque chose de beau mais dont Le succés seroit incertain, j'ay choisy ce sujet Là parcequ'il m'a paru impossible qu'il manqua son coup. Lagrange a touché quelque chose de ce sujet dans sa tragédie romanesque d'Amasis où il se réveille que La curiosité du spectateur par des tours de passe passe, au Lieu de remüer sa sensibilité par Les passions que le sujet Lui fournissoit. Je ne feray pas assurément mieux que lui mais j'en ay Le dessein.
Notre cher ami se porte un peu mieux qu'à l'ordinaire vu Le régime qu'il observe. Il n'a pas pu vous écrire touts ces jours cy. La maladie de mr de Richelieu avec qui il reste tout Le jour ne lui a pas permis de mettre La main à la plume pour vous écrire un bout de vers. Il y a trois actes de son opera mis au net et écrits à rav[ir]. Il a retouché sa tragédie qui commence à estre bien écrite. Il la lit partout et à tout Le monde et elle fait fondre en larmes partout et tout Le monde. Je l'ay prié de songer aux receuil de ses pièces fugitives, promises à mr Formont. Je Le prie de m'excuser si je ne lui ay pas encor écrit, je voulois faire raccomoder L'éventail de madame Formont que Le marchand néglige et qu'il a encor chez lui. J'y ay été près de six fois Lui en faire resouvenir. Il me l'a promis pour demain et je compte L'envoyer avec une Lettre. Je vous embrasse de tout mon cœur et toute l'aimable famille de mr de Champs.
Linant