1733-04-19, de Michel Linant à Pierre Robert Le Cornier de Cideville.

Ill y a bientôt plus d'un mois que je ne vous ay écrit, mon très cher amy, et il est sûr que j'ay besoin d'une excuse; aussy en aije une qui ne seroit pas meilleure quand on l’ût faites exprés.
Il m'est survenu un petit mal au poignet droit, assez considérable pour m'enpêcher d’écrire et que j'ay gardé trois semaines avec La chambre. Et comme un maleheur (dit La chanson ou Le pseaume) en appelle un autre, La fortune s'est avisée de me faire du bien d'une manière fort bisare. Elle m'a Laissé L'option de deux situations si différentes qu'elles s'exclüent mutuellement et dont Le choix de L'une entraine sûrement Le repantir de n'avoir pas pris L'autre. Voicy Le fait. Monsieur Remond, toujours attentif à L'intérest de ses amis, m'a trouvé un préceptorat de quatre cents francs d'apointements avec La nouriture et Le Logement au collège des jesuites. D'un autre côté monsieur de Voltaire, à qui je fis part de cette affaire, me dit que je m'en ferois une avec Luy si j'allois au collège, que j'allois m'y gâter et que d'ailleurs j’étois aussy peu fait pour estre précepteur qu'il étoit fait pour estre curé, qu'il ne vouloit pas que je ne Le vins voire que Les jours de congé et quantité d'autres plaisanteries aux quelles il ajouta quelque chose de plus solide. Il m'offrit de me prendre avec Lui et de me mettre dans une chambre du nouvel apartement qu'il a Loüé depuis peu. Làdessus je fus consulter monsieur Formont. Notre cher et prudent ami ne trouva pas qu'illy eût à balancer entre Le certain et L'incertain, entre L'agréable et L'utile, surtout Lorsque ce dernier devenoit Le nécessaire; que s'illy avoit baucoup d'agrément à vivre avec mr de Voltaire illy avoit encor plus d'incertitude, que L'autre poste étoit un établissement fixe, peu riant à la vérité mais qu'on tâcheroit de me rendre suportable en me recommandant aux jesuites. Voilà des raisons qui m'ont ébranlé et moy qui n'aurois jamais pensé qu'on pût hésiter entre Le collège et mr de Voltaire au sortir de chez notre raisonnable ami je fus étonné de sentir La balance égale. C'est à vous à la faire pencher mon très cher, rompez un équilibre qui devient pour moy une situation violente s'il dure encor huit jours. Mr Remond m'a rendu Les services qu'n père rend à son fils, mr de Voltaire m'a fait Les offres d'un frère, mr Formont m'a donné Les conseils d'un ami et vous que je regarde comme tous Les trois ensemble, vous mon père, mon frère et mon ami, déterminez moy, décidez quel parti je dois prendre et je Le prendray dès que vous aurez choisy.

On imprime La seconde édition du temple du goust dont La première n'eût dû jamais paroitre. L'auteur a achevé une tragédie à laquelle toutes celles qu'il a faites auroient dû ressembler moins pour sa gloire que pour Le plaisir du public. Gustave est tombé à la dix huitiemme représentation et dès la première édition. Le ballet de mr de Moncrif ne va pas trop bien. Le paresseux est promis pour l'autre semaine. Mon ode est encor entre Les mains des juges. Je sçauray dans trois semaines par Le moyen du mercure si elle a remporté le prix. Voilà La gasette du Parnase. Demain je feray celle de l'Europe. Je suis inquiet de la santé de madame Formont, j'en souhaite une bonne à madame de Champs. Son cher époux se porte à merveille et mr Formont aussi. Je vous embrasse de tout mon cœur mon très cher ami.

Linant