[c.5 February 1733]
Point de préambule, mon très cher amy, et causons de nos affaires; ma tragédie et ma situation s'arrangent.
Celle cy commence à s'adoucir et L'autre est déjà construite. Je dois joüir dans quinse jours de 30 pistoles par années que l'on tâchera de jointre à vint autres déjà promises, et dans un mois je versifiray une tragédie où l'on a trouvé de la conduite et de l'invention, et je crois que ces deux choses se dénoüront heureusement. Je suis sûr de la première. Il faut vous dire ce que c'est mais sous le sceau du secret; mr Remond, dont je croy vous avoir déjà parlé comme d'un homme de mérite et qui me veut du bien, a douse cents francs pour faire La gasette de France. Il m'a associé à son travail pour Le faire quand il ne pouroit pas. Il n'y a que cinq heures de travail par semaines et que cinquante gasettes par années. Il ajoutera au trois cens francs qu'il a promis deux cents autres qui ne me coûteront guère à gagner. Je ne sçay pas bien à quoy il m'enployra pour ce dernier article. Il m'a fait envisager un avenir très heureux en me promettant que dans un an ou deux il me Laisseroit L'employ et Le revenu. C'est un homme de parole, ainsy me voilà tiré d'affaire. J'auray à dîner et à souper. Il ne s'agiroit que de trouver où me giter. Mr de Voltaire (que j'adore toujours) poura faire mon affaire, il me L'a tant promis. Il reste où demeuroit sa baronne et Loüe la moitié de L'apartement qu'elle occupoit, une petite chambre sur Le palais royal et La conversation fréquente de ce grand homme seroient bien ce qu'il me faudroit pour achever ma bonne fortune et ma tragédie. Je vous en parleray au premier jour. Il en vient de paroître une de Piron intitulée Gustave qui a un succès prodigieux et qui a à mon avis, en mérite une grande partie. Elle est tout à fait singulières pour les événements, Les caractères, Les sentiments et Les pensées, tout y est tourné de main de maître et sur le plus grand ton. Il n'y a pas un seul défaut qui ne soit L'occasion d'une grande beauté et Les règles ne sont violées que par un plus grand art. D'ailleurs illia grand nombres de révolutions mal preparées et trop coup sur coup et généralement La pièce n'est pas bien écrite; L'auteur sçait mieux penser que s'énoncer. Enfin mr de Voltaire a trouvé un digne rival, c'est ce qui Lui manquoit et à moy un modèle qui ne fût pas si loin de moy que mr Voltaire et que je puisse espérer d'atteindre. Vous ne sçauriez croire combien Le succés de Gustave m'a ranimé par La conformité que j'ay sentie entre Le génie de son auteur et Le mien, entre Le plan que j'ay déjà fait de Sabinus et celui de sa pièce. Je feray tout mon possible pour écrire mieux que luy, illia trois mois que je lis Racine et Corneille avec toute L'attention dont je suis capable, et que j'épie Les beautez secrettes de la versification dans Voltaire et Rousseau. Ma situation ne m'a pas encor permis de me Livrer tout entier à la poësie. Jusques icy je ne me suis que prêté mais je vais devenir plus heureux, moins négligent, je vais envisager mes modèles d'un œil plus fixe, suivre mes rivaux d'un pas plus assuré et consultér mes amis pour égaler Les uns et surpasser Les autres; passés moy tout cela mon très cher ami, écrivez moy souvent, envoyez moy de vos vers, aimez moy toujours et j'oubliray Le malheur passé. Je vous embrasse de tout mon cœur et je suis votre très tendre et très fidelle ami.