ce 9 mars 1733
Ill y a un peu de tems que je ne vous ay écrit, mon très cher ami, mais je ne doute pas un moment que vous n'ayez cherché des raisons pour excuser mon silence et que vous n'ayez imaginé qu'il faut que je me sois trouvé dans quelques situations fâcheuses; il est vray; j'ay été malade et j'ay fait la gazette.
Je vais estre imprimé in quarto et ill y a plus de trois semaines que je travaille à m'en rendre digne. Ce n'est pas peu de choses que de parvenir à la dignité d'historien de l'Europe et de servir de fondement et d'autorité aux conversations des nouvellistes du Luxembourg. Raillerie à part, le stile de la gazette n'est pas si aisé qu'on le croiroit bien et les minuties qu'il y faut observer forment par leur grand nombre une dificulté considérable: il a une marche pesante, uniforme et des termes consacrez qu'il seroit impossible de remplacer par les plus choses du monde et l'on deviendroit ridicule de n'y estre point plat. Rien n'y doit estre sculpté, ny verny, mais il faut que tout y soit laminéà force de bras. C'est un ouvrage de crocheteur ou de compilateur tout au moins. Cependant, n'allez pas croire que tout cela puisse me décourager et me faire lacher prise; il est certain que si je regarde la gazette comme un grand travail, je l'envisage aussy comme un devoir indispensable et qui une fois remply m'assure de la vie. Au reste je ne désespère point d'atteindre bientôt à la perfection de ce genre et d'écrire aussy pesanment que personne, on a déjà vû trois échantillons de ma façon qui ont fait concevoir de moy de grandes espérances et je croy que Mr Remond me va bientôt ceder la plume. Mr de Voltaire ne me demande plus, quand je vais le voir, si j'ay fait des vers, mais seulement ce qu'on dit de Cha Athamas, ce qu'on fait a Petesbourg et pour me venger de ses mauvaises plaisanteries je le menoy avant hier a Gustave ou plutôt au suplice, c'est à dire qu'il entendit jusqu'au quatriemme acte une piece mal écrite, absurde et applaudie. J'avois beau lui dire que les vers de cette tragédie étoient des vers à sa louange, que Gustave serviroit d'ombre à Zaire, que Mr Racine avoit eu un Piron à dos et que celui cy deviendroit son Pradon, qu'il luy en falloit un pour mettre le véritable prix à ses ouvrages; il n'y eut pas moyen de l'arrêter, il s'enfuit en maudissant l'auteur et reniant le public. Il n'a pas tort d'estre indigné du succès de Gustave et d'entendre battre à cette pièce les mêmes mains qui ont battu à Zaire, mais il a tort de le paraitre et de ne sçavoir pas déguiser un dépit que la caballe de Piron peut interpreter diversement. Je sçay qu'il luy importe peu de la ménager et qu'il est fort au-dessus d'une multitude prodigieuses de petits insectes que son mérite a soulevés contre lui. Mais le public veut des égards et s'il rit d'un auteur qui donne des louanges forcées a son concurrent, il ne veut pas non plus qu'il le décrie ouvertement. Ill y a un troissiemme party à prendre, qui est le silence, que nos amis regardent comme une marque du mépris que nous avons pour notre adversaire et que le grand nombre, qui sont les indiférens remarquent comme un trait de prudence et que les gens mal intentionnez, à qui on se soucie peu de plaire, considèrent seuls comme un aveû de notre defaite. Je vous prie de me passer toute cette morale comme à quelqu'un qui n'en fait pas souvent. Jephté a le plus grand succés. On m'a dit que vous aviez eté malade et j'ay pourtant vû de vous les plus jolis vers du monde et sur Zaire et sur la coqueluche. Il n'y paroit pas. Notre cher ami monsieur Formont n'a t'il point été indisposé, ny personne de son aimable famille? Ill y a longtems que je n'en ay eu de nouvelles. Mr de Voltaire ne sçais pas encor ou il logera, le Temple du Goust est sous la presse, les vint quatre lettres sur les Anglois vont venir de Londres imprimées. Sa tragédie est au quatriemme acte et la mienne est commencée et j'en en ay deux autres dans la tête qui me paroissent beaucoup plus théâtrales que leur ainée. Je vous en porteray bientôt. Je vous embrasse de tout mon cœur.
Linant