Bruxelles 24 janvier 1740
Envoyez moy donc un peu de votre création. Vous ne vous reposerez pas après le sixième jour; vous corrigerez, vous perfectionerez votre ouvrage mon cher amy. Votre dernière lettre m'a un peu affligé; vous tâtez donc aussi des amertumes de ce monde, vous éprouvez des tracasseries, vous sentez combien Le commerce des hommes est dangereux. Mais vous aurez toujours des amis qui vous consoleront et vous aurez après le plaisir de L'amitié, celuy de L'étude.
Il y a bientôt 8 ans que je demeure dans le temple de L'amitié et de L'étude. J'y suis plus heureux que Le premier jour, j'y oublie Les persécutions des ignorants en place, et la basse jalousie de certains animaux amphibies qui osent se dire gens de lettres, j'y puise des consolations contre L'ingratitude de ceux qui ont répondu à mes bienfaits par des outrages. Madame Duchastelet, qui a éprouvé à peu près la même ingratitude, L'oublie avec plus de philosophie que moy par ce que son âme est au dessus de la mienne.
Il y a peu de grands seigneurs de deux cent mille livres de rente qui fassent pour leurs parents, ce que madame du Chastelet avoit fait pour Kenig. Elle avoit soin de luy et de son frère, les logeait, les nourissoit, les acabloit de présents, leur donnoit des domestiques, leur fournissoit à Paris des équipages. Je suis témoin qu'elle s'est incomodée pour eux, et en vérité c'étoit bien payer la métaphisique Romanesque de Leibnits dont Kenig l'entretenoit quelquefois les matins. Tout cela a fini par des procédez indignes que madame du Chastelet veut encor avoir la grandeur d'âme d'ignorer.
Vous trouverez mon cher amy dans votre vie peu de personnes plus dignes qu'elle de votre estime et de votre attachement.
On m'a écrit que Kenig avoit séduit mr de Montigni et luy avoit persuadé qu'il n'étoit pas dans son tort, mais mr de Montigni a trop de discernem[ent pou]r se laisser ainsi tromper, et il a vu de trop près le[s bonte]z de made du Chastelet pour ne les pas respecter. [N'est] il pas enfin de L'académie? mandez le moy afin que je luy en fasse mon compliment.
Adieu mon jeune Apollon. Je vous embrasse, je vous aime à jamais.
V.