Berne ce 24: may 1766
Monsieur,
Quand j'ai eu l'honeur de vous voir à Fernex, vous m'avés rappellé ces beaux vers de Lucrece:
Voilà la vie du sage, et c'est celle que vous devés mener, au dessus des petits intérêts qui agitent les homes, et ne vous mêlant de leurs affaires, que pour leur faire du bien.
J'ai vu par une lettre de Geneve que vous recevés quelquefois encore des visites de ces Républicains inquiets; il est bien naturel qu'ils cherchent des lumières à Fernex, mais vous ne pouvés les voir souvent, sans causer une sensation, dans ce moment, où tous les pas sont épiés; il me semble que l'inquiétude gagne assés tous les gouvernemens; et cette fièvre anonce un corps malade. Quand la famille est en ordre, et bien réglée, le Père de Famille se couche sans peur et dort tranquillement. C'est cette inquiétude, et cette attention aux démarches de chacun, qui a abrégé mon séjour de Geneve; je n'ai pas même pû jouer le rôle de spectateur impartial; et cependant je l'étois; j'ai vu des Républicains jaloux de leur liberté; et qui s'allarment de tout; c'est un bien si sujet à être volé qu'il n'est pas étonant qu'on cherche à le garder avec soin; les peuples esclaves sont tranquilles; mais l'engourdissement fait l'effet du repos.
Agrées mon remerciement, Monsieur, de la permission que vous m'avés donée avec tant de bonté de faire copier un certain portrait. Recevés cijoint le Catalogue de nos MS. dont je vous ai parlé. Vous trouverés page 215–224 des Fragmens de nos Pseudo Evangiles, avec des notes qui vous intéresseront. A la page 245–268 j'ai inséré une pièce entière, qui a pour titre Thomæ Hysmaelitæ de Salvatoris Infantia, qui n'avoit pas encore paru que je sache. Ce sont de bons supplémens pour servir aux Mémoires de la sotise des homes, et des piœ fraudes; on auroit pu les appeler impiœ. Tous ces gens ne pensoient pas qu'ils travailloient contre leur cause et qu'ils fournissoient des pièces à l'avocat de la partie adverse.
Vous trouverés pag.98–102 de mon livre un extrait du MS. des Trois Imposteurs; lisés le, Monsieur. J'en ai trouvé, après l'avoir publié, un tout semblable dans le dictionaire de Prosper Marchand publié à la Haye en 1758 que je n'avois pas vu, quand je composai mon livre. Voilà come on peut sans le mériter, encourir le soupçon du plagiat, le tout parce qu'on n'a pas 200 mille volumes sous les yeux. Ce seroit un recueil curieux, que celui des plagiats inocens, ou plutôt que celui des rencontres des auteurs, qui ne se connoissoient pas les uns les autres. Notre Poète Haller a dit la même chose que Pope, avant Pope, j'en ai les preuves en main. Pope publia les Epitres sur l'home en 1735, et Haller la Prière sur la Raison en 1728.
Oserois je Monsieur, présenter mon homage à madame Denys? J'ai été bien fâché du contretems qui m'a privé de l'honeur de la voir. Je serois bien flatté de tenir une place parmi ceux qui ont part à votre bienveillance. Personne au monde ne reconait plus que moi les obligations que vous à le monde pensant; mais ce monde est petit; et je vois tous les jours davantage combien le bon Lucrece avoit raison de s'écrier
J'ai l'homeur d'être avec respect,
Monsieur
Votre très h. et ob. serv.
S. de B.