1733-05-06, de Voltaire [François Marie Arouet] à Pierre Robert Le Cornier de Cideville.

Je vous écris au milieu des horreurs, d'un déménagement que la lecture de vos vers m'adoucit.
Je vais demeurer vis à vis le seul amy que le temple du goust m'ait fait, vis à vis le Portail st Gervais. C'est là que je vais mener une vie philosophique dont j'ay eü toujours le projet en tête et que je n'ay jamais exécuté. Je ne renonce point du tout mon cher amy au projet non moins sage et baucoup plus agréable d'aller passer quelques jours avec vous. Mais avant de vous aller embrasser il faut que j'acoutume un peu le monde à mon absense. Si on me voioit disparoître tout d'un coup on croiroit que je vais faire imprimer les livres de l'antechrist. Il est absolument nécessaire que je reste quelques semaines à Paris, et que je fasse une ou deux échapées avant de m'aller éclipser totalement avec mon cher Cideville. Le bonheur de vous voir m'est si prétieux que je veux me l'assurer,

propria hœc dii munera faxint.

Si je pouvois vous ramener à Paris, et que vous voulussiez accepter un lit auprès de ce bau portail le rat de ville tâcheroit de recevoir le rat des champs de son mieux.

Formont vous aura sans doute mandé que le Paresseux de Launay a été reçu comme il le méritoit. Ce pauvre diable se ruine à faire imprimer ses ouvrages et n'a de ressource qu'à faire imprimer ceux des autres. Si l'abbé de Chaulieu n'avoit pas fait quelques bons vers il y a trente ou quarante ans, Launay étoit à l'aumône.

La fureur d'imprimer est une maladie épidémique qui ne diminue point. Les infatigables et pesants bénédictins vont donner en dix volumes in folio que je ne liray point, l'histoire littéraire de France. J'aime mieux trente vers de vous que tout ce que les laborieux compilateurs ont jamais écrit.

Vous voiez souvent un homme qui me trompera bien s'il devient jamais compilateur. Il a deux talents qui s'opposent à cette lourde et acablante profession, de l'imagination et de la paresse.

Vous devez reconnaître, à ce petit portrait, le joufflu abbé de Linant, au teint fleuri et au cœur aimable. Je voudrais bien lui être bon à quelque chose, mais il ne paraît pas qu'il ait grande envie de vivre avec moi, et je suis persuadé qu'il ne songe à présent qu'à vous. Cela doit être ainsi, et je compte bien oublier avec vous le reste du monde.