1733-05-10, de Voltaire [François Marie Arouet] à Nicolas Claude Thieriot.

Je quitte aujourdhuy les agréables pénates de la déloyale baronne, et je vais claquemurer vis à vis le portail st Gervais qui est presque le seul amy que m'ait fait le temple du goust.

Je ferois bien mieux mon cher amy d'aller chercher le pays de la liberté où vous êtes, mais ma santé ne me permet plus de voiager, et je vais me contenter de penser librement à Paris, puisqu'il est deffendu d’écrire. Je laisseray les jansenistes et les jesuites se damner mutuellement, le parlement et le conseil s’épuiser en arrêts, les gens de lettres se déchirer pour un grain de fumée, plus cruellement que des prêtres ne disputent un bénéfice. Vous ne vous embarasserez sûrement pas davantage des querelles sur l'accise ou excise, et Walpole et Fleuri nous seront très indifférents; mais nous cultiverons les lettres en paix, et cette douce et inaltérable passion fera le bonheur de notre vie. Mandez moy si vous avez commencé l’édition en question. J'espérois vous envoyer le nouveau temple du goust mais on s'opose furieusement à mon église naissante. En vérité je crois que c'est dommage. Je vous envoie la chapelle de Racine, Corneille, la Fontaine et Despreaux. Je crois que ce n'est pas un des plus chétifs morceaux de mon architecture. Mandez moy si vous voulez que je vous envoye ma vieille Eriphile vêtue à la grecque, corrigée avec soin, et dans la quelle j'ay mis des chœurs. Je la dédie à l'abbé Franquini. J'aime à dédier mes ouvrages à des étrangers pour ce que c'est toujours une occasion toutte naturelle de parler un peu des sotises de mes compatriotes. Je compte donner l'année prochaine, ma tragédie nouvelle dont l'héroine est une nièce de Bertrand du Guesclin dont le vray héros est un gentilhomme françois et dont les principaux personages sont deux princes du sang. Pour me délasser je fais un opera. A tout cela vous direz que je suis fou, et il pouroit bien en être quelque chose, mais je m'amuse, et qui s'amuse me paroit fort sage. Je me flatte même que mes amusements vous seront utiles, et c'est ce qui me les rend bien agréables. L'opera du Chevalier de Brassac siflé indignement le premier jour revient sur l'eau et a un très beau succez. Ceux qui l'ont condanné sont aussi honteux que ceux qui ont aprouvé Gustave.

Launay a donné son paresseux, mais il y a aparence que le public ne variera pas sur le compte du sr Launay. Quand on bâille à une première représentation c'est un mal dont on ne guérit jamais. Je plains le pauvre auteur. Il va faire imprimer sa pièce, et le voilà ruiné s'il pouvoit l’être. Il n'aura de ressource qu’à faire imprimer quelque petite brochure con re moy, ou à vendre les vers des autres. Vous savez qu'il a vendu à Jore pou 1500lt le manuscrit de l'abbé de Chaulieu qui vous apartenoit. Sans cela le pauvre diable étoit à l'aumône, car il avoit imprimé deux ou trois de ses ouvrages à ses dépens. Il est heureux que l'abbé de Chaulieu ait été il y a vingt ou trente ans un homme aimable.

J'ay en tête mon cher amy de faire icy une belle édition de la Henriade. Praut s'engage à la faire aussi belle que celle du Molière, mais pour cela, il me faut mes planches. Dites moy donc une bonne fois pour touttes, ce que Woodman veut les vendre, et en cas qu'il ne veuille pas s'en défaire voiez donc s'il n'a pas quarante Henriades avec de belles épreuves. Cela m'est d'une conséquence extrême.

Ce qui me seroit cent fois plus important, et ce qui feroit le bonheur de ma vie ce seroit votre retour dussiez vous ne vivre à Paris que pour melle Sallé. Adieu, je vous embrasse tendrement.

Je viens de recevoir et de lire, le poème de Pope sur les richesses. Il m'a paru plein de choses admirables. Je l'ay prêté à l'abbé du Renel qui Le traduiroit s'il n’étoit pas actuellement aussi amoureux de la fortune qu'il l’étoit autrefois de la Poésie.

Envoiez moy je vous en prie les vers de mylady Mary Montaigu, et tout ce qui se fera de nouvau. Vous devriez m’écrire plus régulièrement.