Voici au net, et en bref, ma situation mon très cher amy.
On a tant clabaudé contre le temple du goust que ceux qui s'y intéressent ont pris le parti de le faire imprimer avec aprobation et privilège sous les yeux de mr Rouillé qui verra les feuilles. Ainsi Jore ne peut être chargé de cette impression.
Mais voici de quoy il peut se charger,
1º des lettres angloises, qu'on a commencé à imprimer à Londres à trois mil exemplaires et dont il faut qu'il tire icy deux mil cinq cent, car nous ne pouvons aller en rien aussi loin que les Anglois.
2º d'Eriphile que j'ay retravaillée, et dont on demande à force une édition.
3º du roy de Suede, revu, corrigé et augmenté avec la réponse au sr de la Motraye.
Il faudroit aussi qu'il me donnast une réponse positive au sujet de la Henriade car il n'y en a plus du tout à Paris. Mr Rouillé ferme les yeux sur l'entrée et le débit de la Henriade, mais il ne peut à ce qu'il dit en permettre juridiquement l'entrée. C'est donc à Jore à voir s'il veut s'en charger pour son compte, ou me la faire tenir incessamment chez moy comme il me l'avoit promis.
Je vous prie de luy lire tous ces articles et de vouloir bien me mander sa réponse positive sur tout cela. Voylà pour tout ce qui regarde notre féal amy Jore. Vous avez perdu votre archevêque mon cher amy, et vous en êtes sans doute bien fâché pour son neveu qui va être réduit à faire sa fortune tout seul. Vous n'aurez un archevêque de plus de dix mois, car le très sage Cardinal de Fleuri voudra que le roy jouisse de l'annate aussi longtemps que faire se poura. Mais quoy que votre ville soit privée si longtemps d'un pasteur, cela ne m'empécheroit point du tout de venir y philosopher et poétiser avec vous une partie de l’été. Je vais m'arranger pour cela. Ma santé est afreuse mais un petit voiage ne l'altérera pas davantage, et je soufrirai moins auprès de vous. Je vous jure mon cher amy que si je ne peux exécuter cette charmante idée, c'est que la chose sera impossible. Savez vous bien que j'ay en tête un opera, et que nous nous y amuserions ensemble pendant qu'on imprimeroit Charles douze et Eriphile? Notre amy Formont ne seroit peutêtre pas des nôtres. Il a bien l'air de rester longtemps à Paris, car il y est reçu et fêté à peu près comme vous le serez quand vous y viendrez. J'ay peur qu'il ne vous ait mandé bien du mal de l'opera du chevalier de Brassac. Nous le racomodons à force et j'espère vous en dire baucoup de bien au premier jour. J'ay toujours grande opinion du vôtre, et je compte que vous l'achèverez quand nous nous verrons à Rouen. Vale.
V.
ce mardy [21 avril 1733]