[à Paris 25 février 1733]
Pourquoy faut il que je sois si indigne de vos charmantes agaceries, pourquoy ai je perdu tant de temps sans vous écrire, pourquoy ne répon-je qu'en prose à vos aimables vers?
Que de reproches je me fais mon cher amy! Mais aussi il faut un peu se justifier. Je passe la moitié de ma vie à soufrir et l'autre à travailler pour vous. Croiriez vous bien que cette petite chapelle du goust, que je vous ay envoiée bâtie de boue et de crachat, est devenue petit à petit un temple immense? J'en ay travaillé avec assez de soin les moindres ornements, et je croi que vous trouverez cet ouvrage plus limé et plus fini que tout ce que j'ay fait jusqu’à présent. Cependant j'ay poussé ma pièce nouvelle jusqu'au commencement du quatrième acte, et il faut suspendre souvent ces occupations poétiques pour corriger dans les lettres anglaises quelques calculs et quelques dates, ou pour faire l'inventaire de notre Baronne ou pour soufrir et ne rien faire. Je resteray chez feu la baronne jusqu’à pâques. Ah si je pouvois me réfugier au printemps dans votre Normandie, et venir philosopher avec vous, et notre amy Formont! Mais je ne sçai encore si Jore imprimera ces lettres anglaises, et même s'il les imprimoit, il ne faudroit pas que je fusse à Rouen où je ne donnerois trop de soupçons aux inquisiteurs de la librairie. Mais si je pouvois faire imprimer cet ouvrage à Paris et vous l'aporter à Rouen ce seroit se tirer d'affaires à merveille. Si on pouvoit encor aller passer quelque temps à la Riviere Bourdet et venir parler d'Horace et de Loke pendant que mr le marquis joueroit du violon, et que Gilles et sa benoite épouse se querelleroient! Qu'en dites vous? Car entre nous je croi que la présidente restera dans son châtau, et je ne pense pas que la foule y soit. Nous y serions en liberté à ce que j'imagine. Vous me rendriez ce séjour délicieux et j'oublierois pour vous le maître de la maison.
Jore est icy qui débite son abbé de Chaulieu que j'ay mis dans le temple du goust comme le premier des poètes négligez mais non pas comme le premier des bons poètes. On joue encore Gustave Vasa, mais tous les connoisseurs m'en ont dit tant de mal que je n'ay pas eu la curiosité de la voir. Destouches a fait une comédie héroique, c'est l'ambitieux. La scene est en Espagne. On dit que cela n'est ny guay ny vif et comme dit fort bien feu Legrand, de polissonne mémoire,
Ce Destouches là est assurément de tous les comiques le moins comique. Cela sera joué l'hiver prochain. Le paresseux de Launay paroîtra après pâques et dans le même temps le chevalier de Brassac ornera l'opera de son petit ballet. Voylà toutes les nouvelles du parnasse aux quelles je m'intéresse plus qu’à la mort du roi August.