[? 19 December 1732]
J'ay envoyé mon très aimable Cideville une petite boete à Jore contenant deux chifons d'espèce très différente.
L'une est un parchemin avec un tel est notre plaisir. L'autre est une épitre dédicatoire de Zaire moitié vers moitié prose, dans la quelle j'ay mis plus d'imagination qu'il n'y en a dans cet autre ouvrage en parchemin. J'ay bien recomandé à Jore de vous porter cette épître. Il y a bien des choses à réformer avant qu'on l'imprime; je ne sai même si la délicatesse excessive de ceux qui sont chargez de la librairie ne se révoltera pas un peu contre la liberté innocente de cet ouvrage. J'en ay adouci quelques traits, et je le communique corrigé, à mr Rouillé afin qu'il donne au moins une permission tacite, et que Jore ne puisse être inquiété.
A l'égard de l'impression de Zaire, je ne peux faire ce que Jore demande, mais je le dédommageray en luy faisant imprimer mes lettres anglaises qui composeront un volume assez honnête. Je compte que vous verrez bientôt ces guenilles, mais je vous suplie surtout de bien recommander à Jore de ne pas tirer un seul exemplaire de Zaire par delà les deux mille cinq cents que je luy ay prescrits. Il ne faut pas que personne en puisse avoir avant que je l'aye présentée au garde des sceaux.
Pour notre abbé Linant je croi qu'il retournera bientôt à Rouen; j'ay été assez malheureux pour luy être inutile à Paris. Mais que faire de luy? Il ne sait pas seulement écrire assez lisiblement pour être secrétaire, et j'ay bien peur qu'il n'ait la vertu aimable de la paresse, qui devient un grand vice dans un homme qui a sa fortune à faire. Il a de l'esprit, du goust, de la sagesse. Je ne doute pas qu'il ne fasse tost ou tard sa fortune s'il veut joindre à cela un peu de travail. Il faut surtout qu'il ne dédaigne pas les petits emplois convenables à son âge, à sa fortune et à son état, car quoy qu'il soit né avec du mérite il n'a encor rien fait d'assez bon pour qu'on le mette au rang des gens de lettres qui ont à se plaindre de l'injustice du siècle. Je voudrois qu'il pût attraper quelque bénéfice de votre archevêque. Voylà me semble ce qui luy conviendroit le mieux. Peutêtre que vous pourez avec mr de Formont, et avec le secours de mr de Tressan luy procurer quelque petit établissement de cette espèce, sans quoy il sera réduit à passer par l'amertume des emplois subalternes. Ce qu'il a de mieux à faire pendant qu'il est encor jeune c'est de se retirer dans un grenier chez sa mère, et de cultiver son talent dans la retraitte en attendant qu'il puisse le produire au grand jour avec succez.
Je vais m'arranger pour vous donner les étrennes que vous me demandez. Ce sont de vraves étrennes car tout cela n'est que Bagatelle. Je ne compte pas faire imprimer sitost toutes ces petites pièces fugitives. Il ne faut pas assomer le public coup sur coup. Je vais seulement finir l'édition de la Henriade qui est entre les mains de Jore. Il n'y a plus de Henriades à Paris chez les libraires, et il ne faut pas en laisser manquer de peur qu'on ne se désacoutume de les demander. Après cela viendra l'édition des lettres anglaises, et je seray le
Mandez moy je vous prie comment va la guerre civile de la Riviere Bourdet? Ragotin a t'il racomodé madame Bouvillon avec mr de la Baguenodiere? Adieu, je vous embrasse de tout mon cœur.
V.