J'ay perdu comme vous savez peutêtre, mon cher amy, madame de Fontainemartel, c'est à dire que j'ay perdu une bonne maison dont j’étois le maitre, et quarante mille livres de rente qu'on dépensoit à me divertir.
Que direz vous de moy qui ay été son directeurà ce vilain moment et qui l'ay fait mourir dans touttes les règles? Je vous épargne tout ce détail dont j'ay ennuyé mr de Formont. Je ne veux vous parler que de mes consolations à la tête des quelles vous êtes. Il n'y a point de perte qui ne soit adoucie parvotre amitié. J'ay vu tous ces jours cy bien des gens qui m'ont parlé de vous. Savez vous bien qu'il n'y a pas quinze jours que nous représentâmes Zaire chez me de Fontainemartel en présence de votre amie madame de la Rivaudaye? Je jouois le rolle du vieux Lusignan et je tiray des larmes de ses baux yeux que je trouvay plus brillants et plus animez quand elle me parla de vous. Qui auroit cru qu'il faudroit quinze jours après quitter cette maison où tous les jours étoient des amusements ou des fêtes?
J'y vis hier un homme de votre connoissance qui n'est pas tout a fait si séduisant que madame de la Rivaudaye et qui veut pourtant me séduire. C'est mr le marquis qui prétend n’être pas encor cocu, qui aura au moins cinquante mille livres de rentes et qui ne croit pourtant pas que la providence l'ait encor traitté selon ses mérites. Il auroit bien dû employer les agréments et les insinuations de son esprit à rétablir la paix entre Gilles Maignard et la pauvre présidente de Berniere. Je suis charmé pour elle que vous vouliez bien la voir quelquefois. S'il y a quelqu'un dans le monde capable de la porter à des résolutions raisonables c'est vous. Ne vaudroit il pas mieux pour elle qu'elle continuast à manger quarante ou cinquante mille livres de rentes avec son mary, que d'aller vivre avec deux mille écus dans un couvent? Si elle vouloit en attendant que le temps apaise touttes ces brouilleries, demeurer à la Riviere Bourdet, je luy prometrois d'aller l'y voir, et d'y achever ma nouvelle tragédie. Quel plaisir ce seroit pour moy mon cher Cideville de travailler sous vos yeux, car je me flatte que vous viendriez à la Riviere avec mr de Formont. Je me fais de tout cela une idée bien consolante. Tâchez d'induire madame de Berniere à prendre ce party. Dites luy je vous en prie qu'elle m’écrive, que je luy seray toujours attaché, et que si elle a quelques ordres à me donner je les exécuteray avec la fidélité, et l'exactitude d'un vieil amy. Adieu, je vous embrasse tendrement.
V.
ce 27 janvier 1733