[c. 1 November 1734]

Quoy Gilles Maignard s'est séparé tout à fait de notre présidente?
N'est il point mort de la douleur qu'il avoit de luy faire deux mil écus de pension? La veuve vient de me mander qu'elle ne gardera point la Riviere Bourdet. Il seroit pourtant bien doux mon cher amy que nous pussions être un peu les maîtres de sa maison. Mais il sera dit que nous passerons notre vie à faire le projet de vivre ensemble. Quoy vous venez une fois en vingt ans à Paris, et c'est justement Le moment où il ne m'est pas permis d'y revenir? Vous n'avez vu ny Emilie ny moy. Il vaudroit un peu mieux mon cher amy se rassembler chez Emilie que chez la veuve de Gilles. Ce n'est pas que je n'aye pour notre présidente tous les égards d'une ancienne amitié mais franchement vous conviendrez, quand vous aurez vu Emilie qu'il n'y a point de présidente qui en aproche. Mandez moy si elle ne vous a point écrit depuis peu, car vous conoissez son écriture avant de conoître sa personne; vous vous écrivez quelquefois et vous êtes déjà amis intimes sans vous être parlez. On m'a mandé que L'épitre à Emilie couroit le monde, mais j'ai peur qu'elle ne soit défigurée étrangement. Les pièces fugitives sont comme les nouvelles, chacun y ajoute ou en retranche, ou en falsifie quelque chose selon le degré de son ignorance et de sa mauvaise volonté. Si vous voulez je vous l'enverray bien correcte. Je rougis mon cher Cideville en vous parlant de vous envoyer mes ouvrages. Il y a si longtemps que je vous en promets une petite édition manuscritte que j'aurois eu depuis le temps de composer un infolio. Aussi depuis ma retraitte il faut que je vous avoue que j'ay fait environ trois ou quatre mille vers. Ce sont de nouvelles dettes que je contracte avec vous sans avoir aquité les premières. Mais je vous jure que je vais travailler à vous payer tout de bon. J'ay certain valet de chambre imbécille qui me sert de secrétaire, et qui écrit le général foutretout au lieu du général Toutefetre, c'est donner un grand con, pour une grande leçon, et ils précipitoient leurs repas, aulieu de ils précipitoient leurs pas. Ce secrétaire n'est pas trop digne d'écrire pour vous, mais je reveray ses bévues et les miennes. Etes vous à présent à Rouen? Y avez vous vu l'amy Formont et l'amy du Bourtroude? Faites sentir à m^r du Boutroude combien je l'aime, et prouvez à m^r de Formont la même chose; dites au premier que je fais baucoup de petits vers, et que j'aime passionnément la musique; dites à l'autres que j'ay un petit traité de métaphisique tout prest. Tout cela est vray à la lettre. Voicy un petit mot pour m^r Linant. Adieu mon très cher amy. Je suis à vous pour la vie. Faudra t'il la passer à regretter votre commerce charmant?