1732-02-03, de Voltaire [François Marie Arouet] à Pierre Robert Le Cornier de Cideville.

Enfin mon cher Cideville, Eriphile et mes souffrances, me laissent un moment de liberté et j'en profite quoyque bien tard pour m'entretenir avec vous, pour vous parler de ma tendre amitié et pour vous demander pardon d'avoir été si longtemps sans vous écrire.
Mr de Formont que j'ay le bonheur de voir tous les jours sait combien nous vous regrettons. Les moments agréables que je passe avec luy me font souvenir des heures délicieuses que j'ay passées avec vous. J’étois pour le moins aussi malade que je le suis mais vous m'empêchiez de le sentir. Mr de Leseau est aussi à Paris, mais je le vois aussi peu que je vois souvent mr de Formont quoy que ce soit luy qui ait écrit de sa main le premier acte d'Eriphile. Pourquoy faut il que ce soit mr de Leseau qui soit à Paris et que vous restiez à Rouen?

Pardon cependant de mes souhaits, je ne songeois qu’à moy et je ne faisois pas réflexion que le séjour de Rouen vous est peutêtre infiniment cher, et que vous y êtes le plus heureux de tous les hommes. Si cela est comme je n'en doute pas souffrez donc au moins que je vous en félicite. Je m'intéresse à votre bonheur avec autant de discrétion que vous en aportez pour être heureux. Je présume même que cette félicité dont je vous parle a retardé un peu notre petit opera.

Vous êtes trop tendre pour croire
Que de Quinaut la poétique gloire
De tous les biens soit le plus précieux.

Pour moy qui suis assez malheureux pour ne faire ma cour qu’à Eriphile j'ay retravaillé ma tragédie avec l'ardeur d'un homme qui n'a point d'autre passion. Dieu veuille que je n'aye pas brodé un mauvais fond, et que je n'aye pas pris bien de la peine pour me faire sifler. Enfin les rôles sont entre les mains des comédiens, et en attendant que je sois jugé par le parterre j'ay fait jouer la pièce chez madame de Fontaine Martel qui m'a (comme vous savez peutêtre) prêté un logement pour cet hiver. Elle a été exécutée par des acteurs qui jouent incomparablement mieux que la trouppe du faubourg st Germain. La pièce a attendri, a fait verser des larmes, mais c'est gagner en première instance un procez qu'on peut fort bien perdre en dernier ressort. Le cinquième acte est la plus mauvaise pièce de mon sac, et poura bien me faire condamner. On me jouera immédiatement après le glorieux. C'est une pièce de mr Destouches, de la quelle on vous aura sans doute rendu compte. Elle a baucoup de succez, et peutêtre en aura t'elle moins à la lecture qu'aux représentations. Ce n'est pas qu'elle ne soit en général bien écritte mais elle est froide par le fonds et par la forme et je suis persuadé qu'elle n'est soutenue que par le jeu des acteurs pour les quels il a travaillé. C'est un avantage qui me manque. J'ay fait ma pièce pour moy, et non pour du Frene et pour Sarrazin. Je l'ay même travaillée dans un goust au quel ny les acteurs ny les spectateurs ne sont acoutumez. J'ay été assez hardi pour songer uniquement à bien faire plutôt qu’à faire convenablement. Mais après tout si je ne réussis pas il n'y en aura pas pour moy moins de honte, et on m'acablera d'autant plus que le petit succez qu'a eu l'histoire du roy de Suede a soulevé l'envie contre moy, et elle m'attend au parterre pour me punir d'avoir un peu réussi en prose. Je ferois bien mieux de ne plus songer au théâtre puisque palma negate macrum donata reducit opimum. Il vaudroit mieux cent fois revenir achever mes lettres angloises auprès de vous.

O vanas hominum mentes, o pectora cæca.

Voylà bien du babil pour un malade, mais je vous aime mon cher Cideville et le cœur est toujours un peu diffus.

V.