1732-06-27, de Voltaire [François Marie Arouet] à Pierre Robert Le Cornier de Cideville.

Un homme qui vient d'achever une tragédie nouvelle n'a pas le temps d’écrire de longues lettres, mon aimable Cideville.
Mais chaque scène de la pièce étoit une lettre que je vous écrivois, et je me disois toujours, mon tendre et sensible amy aprouvera t'il cette situation ou ce sentiment? lui ferai-je verser des larmes? Enfin après avoir écrit rapidement mon ouvrage afin de vous l'envoyer plutôt, je l'ay lu aux comédiens. J'ay mené avec moy le jeune Linand qui je croy vous en a rendu compte. Je serois bien aise de savoir ce qu'en pense un cœur aussi neuf et un esprit aussi juste que le sien. J'ay fait d'ailleurs ce que j'ay pu pour lui rendre service. Je ne sçai si je seray assez heureux pour le placer, mais il est sûr que je l'envieray à quiconque le possèdera. Madame de Fontaine Martel a été assez abandonnée de dieu pour n'en vouloir pas. Si j'avois une maison à moy, il en seroit bientôt le maitre. Il me paroit digne de toute la fortune qu'il n'a pas. Mais si les mœurs aimables, l'esprit et les talens peuvent conduire à la fortune il faudra bien qu'il en fasse une. Il vous aime de tout son cœur, nous parlons de vous quand nous rencontrons, nous souhaitons de passer notre vie avec vous à Paris. Que dites vous de nos conseillers de la cohue des enquêtes qui ont fait vœu de n'aller ny aux spectacles ny aux Thuileries jusqu’à ce que le roy leur rende les apels comme d'abus? Qu'a donc de comun la comédie avec celle du jansenisme? Mais dieu mercy tout cela va s'accomoder et je me flatte d'avoir un nombre honnête de conseillers aux parlement à la première représentation de ma tragédie turcocrétienne.

Adieu mon cher amy, je retourne à Eriphile dans le moment. Je vous écriray de longues lettres quand je ne feray plus de tragédies.

V.