à Paris 29 may 1732
Je lisois ces jours passez mon cher amy que les gens qui font des tragédies négligent fort le stile épistolaire, et écrivent rarement à leurs amis.
J'ay le malheur d'être dans le cas, et en vérité j'en suis bien fâché. Je ne conçois pas comment je peux mériter si mal les charmantes lettres que j'aime à recevoir de vous. Si je m'en croiois je vous importunerois tous les jours pour m'attirer des lettres de mon cher amy Cideville, mais je ne suis occupé àprésent qu'à m'atirer ses suffrages. J'ay corrigé dans Eriphile tous les défauts que nous y avions remarquéz. åApeine cette besogne a été achevée, qu'afin de pouvoir revoir mon ouvrage avec moins d'amour propre, et me donner le temps de l'oublier, j'en ay vite commencé un autre, et j'ay pris une ferme résolution de ne jetter les yeux sur Eriphile que quand la nouvelle tragédie sera achevée. Celle cy sera faitte pour le cœur autant qu'Eriphile étoit faitte pour l'imagination. La scène sera dans un lieu bien singulier, l'action se passera entre des Turcs et des crétiens. Je peindray leurs mœurs autant qu'il me sera possible, et je tâcheray de jetter dans cet ouvrage tout ce que la religion crétienne semble avoir de plus patétique, et de plus intéressant, et tout ce que l'amour a de plus tendre et de plus cruel. Voylà ce qui va m'ocuper six mois, quod felix faustum musulmanum que sit. Je vis avant hier l'abbé Linant pour qui je me sens bien de l'estime et de l'amitié. Ce qu'il vaut, c'est à dire ce que vous pensez de luy me fait extrêmement regretter de n'avoir pu le servir comme je désirois. Vous savez que mon dessein étoit de vivre avec luy chez madame de Fontainemartel. J'y étois même intéressé. Un homme de lettres qui est né avec tant de talents et qui me paroit si aimable, que vous aimez et qui m'auroit entretenu de vous, auroit fait la douceur de ma vie. Madame de F. M. n'a pas voulu entendre raison. Elle prétend que Tiriot l'a rendue sage. Elle luy donoit douze cents francs de pension, et avec cela n'en a point été contente. Elle croit que tout jeune homme en usera de même. Le fils du pauvre Crebillon, frère aîné de Radamiste et encor plus pauvre que son père, luy a été présenté dans cet intervale. Elle l'a assez goûté, mais sachant qu'il avoit vingt cinq ans elle n'a pas voulu le loger. Je crois qu'elle ne m'a dans sa maison que parce que j'ai trente six ans et une trop mauvaise santé pour être amoureux. Elle ne veut point que les gens qu'elle aime aient des maitresses. Le meilleur titre qu'on puisse avoir pour entrer chez elle est d'être impuissant. Elle a toujours peur qu'on ne l'égorge pour donner son argent à une fille d'opera. Jugez avec cela si Linant qui a dix neuf ans est homme à luy plaire. Je suis en vérité bien fâché de la haine que me de F. M. a pour la jeunesse. Votre abbé auroit été son fait et le mien. Mais quelque chose qui arrive il réussira sûrement. Il est né sage, il a de l'esprit, de la bonne volonté et de la jeunesse. Avec tout cela on se tire bientôt d'afaire à Paris. Les vers qu'il a faits pour vous sont bien au dessus de ceux qu'il avoit faits pour dieu et pour le cahos. On réussit selon les sujets. Je suis fort trompé, ou ce jeune homme a le véritable talent, et c'est ce qui augmente encor le regret que j'ay de ne pouvoir vivre avec luy. Qu'il compte sur moy si jamais je puis luy rendre service. Dans deux ou trois ans il écrira mieux que moy, et je l'en aimeray davantage. Mon dieu mon cher Cideville que ce seroit une vie délicieuse de se trouver logés ensemble trois ou quatre gens de lettres avec des talents et point de jalousie, de s'aimer, de vivre doucement, de cultiver son art, d'en parler, de s'éclairer mutuellement! Je me figure que je vivray un jour dans ce petit paradis mais je veux que vous en soyez le dieu. En attendant je vais versifier ma tragédie, et si je peins l'amour comme vous me faites sentir l'amitié l'ouvrage sera bon. Je vous embrasse mille fois.
V.