A Paris, vis à vis st Gervais, ce 26 juillet 1733
Je compte, mon cher Formont, envoyer par Jore à mes deux amis et à mes deux juges de Rouen de gros ballots de vers de toute espèce.
Mais il faut en attendant que je prenne quelques leçons de prose avec vous. Je ne crois pas que nos lettres anglaises effrayent sitôt les cagots. Je suis bien aise de les tenir prêtes pour les lâcher quand cela sera indispensable. Mais j'attendrai que les esprits soient préparés à les recevoir et je prendrai avec le public faciles aditus et mollia fandi tempora. Je vous prierai cependant de les relire. Je crois qu'après un mûr examen de votre part, vous taillerez bien de la besogne à Jore, et qu'il nous faudra bien des cartons. Nous serons à peu près du même avis sur le fond des choses; il n'y aura que la forme à corriger. Car, en vérité, mon cher métaphysicien, y a-t-il un être raisonnable qui pour peu que son esprit n'ait pas été corrompu dans ces révérendes petites-maisons de théologie puisse sérieusement s'élever contre m. Locke? Qui osera dire qu'il est impossible que la matière puisse penser?
Quoi, Mallebranche, ce sublime fou, dira que nous ne sommes sûrs de l'existence des corps que par la foi, et il ne sera pas permis de dire que nous ne sommes sûrs de l'existence des substances pures et spirituelles que par la foi! Ce qui a trompé Descartes, Mallebranche et tous les autres sur ce point, c'est une chose réellement très vraie, c'est que nous sommes beaucoup plus sûrs de la vérité de nos sentiments et de nos pensées que de l'existence des objets extérieurs; mais parce que nous sommes sûrs que nous pensons, sommes nous sûrs pour cela que nous sommes autre chose que matière pensante?
Je ne crois pas que le petit nombre de vrais philosophes qui, après tout, font seuls à la longue la réputation des ouvrages, me reprochent beaucoup d'avoir contredit Pascal. Ils verront au contraire combien je l'ai ménagé; et les gens circonspects me sauront bon gré d'avoir passé sous silence le chapitre des miracles et celui des prophéties, deux chapitres qui démontrent bien à quel point de faiblesse les plus grands génies peuvent arriver quand la superstition a corrompu leur jugement. Quelle belle lumière que Pascal, éclipsée par l'obscurité des choses qu'il avait embrassées! En vérité les prophéties qu'il cite ressemblent à Jésus Christ comme au grand Thomas, et cependant à la faveur de la vaine apparence d'un sens forcé, un génie tel que lui prend toutes ces vessies pour des lanternes.
Et moi plus inanis cent fois que tout cela d'avoir hasardé le repos de ma vie pour la frivole satisfaction de dire des vérités à des hommes qui n'en sont pas dignes! Que vous êtes sage, mon cher Formont! Vous cultivez en paix vos connaissances. Accoutumé à vos richesses, vous ne vous embarrassez pas de les faire remarquer; et moi je suis comme un enfant qui va montrer à tout le monde les hochets qu'on lui a donnés. Il serait bien plus sage sans doute de réprimer la démangeaison d'écrire, qu'il n'est même honorable d'écrire bien. Heureux qui ne vit que pour ses amis, malheureux qui ne vit que pour le public. Après toutes ces belles et inutiles réflexions, je vous prie ou vous, ou notre ami Cideville de serrer sous vingt clefs ce magasin de scandale que Jore vient d'imprimer et qu'il n'en soit pas fait mention jusqu'à ce qu'on puisse scandaliser les gens impunément.
Voilà une Pelopée, de l'abbé Pellegrin qui réussit. O tempora, o mores! et cependant les bénédictins impriment toujours de gros in-folios avec les preuves. Nous sommes inondés de mauvais vers et de gros livres inutiles. Mon cher Formont, croyez moi, j'aime mieux deux ou trois conversations avec vous que la bibliothèque de Sainte-Geneviève. Adieu, aimez moi, écrivez moi souvent; vous n'avez rien à faire.
V.