1754-11-27, de Marie Louise Denis à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

J'espère que vous me pardonnerez Monsieur de ne vous avoir pas encor écrit.
Je savais que votre comerce avec Mon Oncle étoit fort exacte, sans cela je n'aurais pas manqué de vous donner souvant de ses nouvelles et des mienes.

Nous avons enfin vu Mr de Richelieu. Il a resté ici trois jours et les a passez presque tous entiers avec Mon Oncle. Cette ville ci lui conviendrait fort sans un inconvénient qui lui fait beaucoup de peine. La personne qui vous est la plus chère et pour la quelle vous savez qu'il a le plus vif attachement n'a pas cru devoir le recevoir. Avec sa bonté accoutumée le Maréchal lui en a parlé mais en vin. Mon Oncle y est sencible à l'eccès. Cependand il ne doit pas avoir d'inquiétude par ce qu'il est sûr que cette personne n'a point envie de lui faire de la peine. Une autre inquiétude se melle à celle ci, c'est ce chien d'ouvrage que vous savez et le resonement de Tiriot qui nous est revenu de tous les cotez qu'on l'imprime. Quoi que ce Tiriot soit un bavard qui prend souvant ce qu'il dit sous son bonet, il est certain que l'affaire demande un examen très sérieux. Il s'en faut bien que le Maréchal nous ait rassuré sur cela et tout conspire à redoubler nos inquiétudes. Mon oncle m'a dit qu'il vous avoit écrit pour vous prier de voir Tiriot. Il attend votre lettre avec la plus vive impassience, il dit que vous êtes sa seulle consolation et qu'il n'a d'espérence qu'en vous pour être averti en cas que le malheur arrive. Nous n'avons point encor reçu de lettre de Paris depuis que nous sommes à Lion, ce qui nous tourmente fort. Il est sûr qu'il a fait ce voiage malgré lui. Vous sentez Monsieur que si ce que Tiriot débite avoit quelque réalité nous serions encor plus mal campés ici qu'ailleur, vous devez en deviner la raison. Il est donc important que nous soions avertis à temps, en cas qu'on veuille nous jouer un tour aussi abominable. Ma sœur vous dira que nous lui demandons une terre qui appartient à un de ses amis. Mais ne soiez pas inquiet, nous ne la voulons qu'en cas que nous soions obbligés d'y aller. La précaution est très sage.

Je serais enchantée de Lion si mon Oncle s'i portoit bien et s'il pouvoit un peu se communiquer. La Comédie y est très bonne, il y a des sugets qui prometent beaucoup, on y aime les arts à la follie et on ne connois pas seulement la signification du mot de cabale.

J'espère que lors que Mon Oncle sera délivré de ses inquiétudes qu'il vous fera enfin une belle tragédie. Il a un plan qui me paroit fort beau. Il compte aussi raccomoder Zulime. Ensuite vous aurez l'Orphelin de la Chine en fesant pressantir qui vous savez par Mr de Richelieu. Nous devons faire cette arrengement avec lui à son retour. Mon Oncle ne peut mieux faire que de travailler pour le théâtre. Il n'y a que de l'honneur à gagner et pas le plus petit inconvénient. Adieu Monsieur, aimez toujours l'oncle et la nièce et ne doutez pas de la tendre amitié que je vous ai vouée pour toute ma vie. Faites je vous prie ma cour à Madame Dargental. Je vous suis à tous deux bien vivement attachés.