1733-07-28, de Voltaire [François Marie Arouet] à Pierre Robert Le Cornier de Cideville.

Je reçois votre lettre charmant amy.
J'avois déjà pris mes précautions pour l'Angleterre, où tout doit être retardé. Je comptois que l'édition de Rouen étoit toutte entière entre vos mains, et en celles de Fornt et il y a deux jours que j'attends J. à tout moment. Il est à Paris à ce que je viens d'aprendre, mais il n'a point couché cette nuit chez luy, et je ne l'ay point vu. J'ay bien peur qu'il n'ait couché dans cet afreux châtau, palais de la vengeance,

Qui renferme souvent le crime et l'innocence.

Cela est très vraisemblable. Cet étourdi là devoit bien au moins débarquer chez moy; je luy aurois dit de quoy il est question. S'il est où vous savez, il faudra que je déguerpisse, attendu que je n'aime pas les confrontations, et que j'ay de l'aversion pour les châtaux. Mandez moy mon cher amy ce qu'est devenu le scandaleux magazin; et si vous savez quelques nouvelles du PP. et de Desforges. Ecrivez toujours à l'adresse ordinaire.

Je vais gronder notre Linant mais en vérité c'est l'homme du monde le moins propre à se mêler de faire racomoder un éventail. Dieu veuille qu'il se tire heureusement du très bau sujet que je luy ay donné. J'ay eü beaucoup de peine à le détacher de son Sabinus qui sortoit de sa grotte pour venir se faire pendre à Rome. J'ay imaginé une fable bien plus intéressante à mon gré, et bien plus téatrale en ce qu'elle ouvre un champ bien plus vaste aux combats des passions. Je croi qu'il vous aura envoyé le plan. Du moins il m'a dit qu'il n'y manqueroit pas. Il vous doit comme moy un compte exacte de ses pensées et nous disputons tous deux à qui pense le plus tendrement pour vous.

V.