A Turin ce 21 9bre 1767
Monsieur,
J'ai reçu le paquet que vous m'avez envoié dans cette ville.
J'espérois que vous voudriez bien me dire votre sentiment avec franchise et liberté sur ma tragédie de Sabinus que vous vous ètes donné la peine de lire. Il m'est sans doute échappé bien des fautes; j'aurois désiré que vous me les eussiez fait connaître et que vous eussiez bien voulu m'indiquer les moiens de les réparer, supposé que la pièce en valût la peine. Je ne cherche qu'à m'instruire. Pouvoisje mieux m'adresser qu'au Sophocle français, au digne successeur des Corneilles et des Racines qu'il fait revivre dans nos jours?
D'après les principes des maîtres de l'antiquité, d'après les vôtres, Monsieur, où plutôt d'après les modèles que vous nous avez donnés, j'ai tenté d'éxécuter une pièce très simple où tout fût naturel et facile à concevoir, où l'intérêt fût un et ne fût jamais partagé, où la durée de l'action fût précisément égale au temps nécessaire pour la représentation. Dans Sabinus le rival de Vespasien à l'empire, j'ai essaié de peindre un de nos illustres ancêtres, un Gaulois, grand dans les revers, soutenant l'adversité avec cette fermeté d'âme que donne la justice d'une bonne cause, et conservant surtout, quoi qu'au sein du malheur, cette prétieuse sensibilité, le caractère le plus distinctif, le plus bel appanage de l'humanité. Père tendre, époux sensible, voilà l'homme, ou plûtôt le héros dont j'ai voulu dessiner le portrait. Que n'ai-je eu pour y réussir les peinceaux moelleux de l'illustre autheur de Britannicus, où la touche élégante et facile du père de la touchante Alzire!
Si je me suis servi de couleurs un peu noires pour caractériser Vespasien, que la pluspart des historiens nous représente comme un assez bon prince, je m'y suis vu contraint par mon sujet; j'avois à le peindre dans l'action la plus déshonorante en sa vie. Mais c'est l'amour qui le rend furieux, et j'ai fait valoir autant que je l'ai pu les droits de sa clémence. Pour contraster avec lui, je lui ai opposé son fils, Titus, l'amour et les délices de l'univers. J'ai mis dans la bouche de ce prince généreux ces sentiments d'humanité, ces maximes bienfaisantes qui font le bonheur des peuples et la gloire des souverains. Enfin dans Eponina j'ai voulu peindre une femme épouse et mère tout à la fois, tourmentée, déchirée tour à tour par ces deux devoirs, ne pouvant se résoudre à sauver ses fils aux dépens de ce qu'elle doit à son époux et conservant enfin à Sabinus une fidélité inviolable qui ne peut être ébranlée ni par les menaces de Vespasien, ni par les tendres prières de son fils. Dans un siècle aussi corrompu que le nôtre, où l'himen (ce neud le plus sacré, le plus respectable de la nature) est avili, profané tous les jours, j'ai pensé qu'on ne pouvoit trop présenter des modèles de cette admirable fidélité, de cet amour pur commandé par dieu même. Le Théâtre doit être une école de vertu; une pièce n'est vraiment estimable qu'autant qu'elle en offre de grands éxemples. Voilà mes sentiments. C'est d'après eux que j'ai travaillé. Je ne me flatte point d'avoir réussi: je m'en rapporte à votre décision.
Vous pensez, Monsieur, que les vers italiens vont me faire oublier les vers français. Vous m'avés trop appris à connaître le prix de ceux ci. Les charmes brillants de la Jérusalem délivrée ne pourront pas certainement effacer de mon esprit les beautés solides et sublimes de la Henriade; et les mauvaises pièces italiennes me feront bien regretter et Merope et Zaire.
Vous nous aviés promis un beau temps pour notre route; vous ne nous avez point trompé. Eris mihi semper magnus Apollo. Nous avons eu pour le passage du mont Cénis le plus beau soleil possible et nous avons ressenti une chaleur considérable sur le haut de la montagne, chose extraordinaire et qui n'est point éxagérée. On ne sçauroit passer le mont Cénis sans songer à Annibal et à ses éléphants. Ce devoit être une chose fort plaisante de voir ces lourdes masses gravir sur des rochers escarpés. Près de ce lac fameux par ces excellentes truites et qui se trouve sur la hauteur, nous avons cru reconnoître l'endroit où Annibal campa avant qu'il fît fendre avec du vinaigre ce fameux caillou dont on a tant parlé.
Il y a des personnes, Monsieur, qui sont assez téméraires pour ne vouloir point croire ce qu'elles ne conçoivent pas et qui révoquent en doute le miracle du rocher fendu avec du vinaigre. D'autres prétendent qu'Annibal ne passa point par le mont Cénis, et tracent sa route par le mont Génèvre, où par le grand st Bernard. Je n'en sçais pas là dessus plus que ceux qui disputent.
Je suis toujours surpris que le consul Néron, qui fit la plus belle manœuvre de guerre et qui rendit à la république de Rome le service le plus essentiel, soit moins célèbre et moins connu que tant d'autres Romains qui n'ont souvent eu d'autre mérite que celui d'être très extraordinaires. Les Décius, les Curtius, les Scevolas, ont été chantés par tous les poëtes, ces espèces de fanatiques de l'amour de la patrie passeront à la dernière postérité. Ce n'est pas que je le trouve mauvais; et plût à dieu qu'il n'y eût jamais sur la terre d'autre fanatisme que celui de l'amour de son païs. On n'auroit point vu les horribles massacres de Merindol, de Cabrières, de Vassi, de la st Barthelemi, d'Irlande &c. &c. Je m'arrête et je profite de cet avis du grand Corneille,
Je m'apperçois d'ailleurs que je tombe dans le deffaut des voiageurs. Je me perds dans des digressions. C'est un reproche qu'on leur fait. On les accuse encore de n'être pas toujours véridiques. Je vous prie cependant d'être persuadé qu'il n'y a rien de plus vrai que les sentiments de respect et d'attachement que je vous ai voués pour la vie et avec lesquels j'ai l'honneur d'être
Monsieur
Votre très humble et très obéissant serviteur
Dautroche
Nous sommes Mr de Tigi et moi pénétrés de reconnoissance de toutes vos bontés et de votre gratieuse invitation. A notre retour d'Italie nous nous ferons un devoir d'y répondre: si vous me jugez quelque talent pour la déclamation, je ferai en sorte de vous être utile pour votre théâtre. Je tâcherai aussi de me rendre digne de vous aux échecs. J'ai encore sur le coeur les parties que m'a gagnées le père Adam. Je ressemble un peu à la bonne société dont il est membre; j'ai l'âme un peu vindicative, et j'ai la plus grande envie de prendre ma revanche. Je donne ici des leçons à Mr l'ambassadeur, mais j'en reçois du sécretaire d'ambassade.
Nouvelle bien intéressante que nous ne ferons cependant pas mettre dans la gazette. Nous avons été présentés hier à sa majesté sarde. Vanitas vanitatum.
Nous comptons toujours passer le carnaval à Vénise. Je ne manquerai pas dès que je serai rendu dans cette ville de m'acquitter de ce dont vous me chargez pour Mr le marquis de Paulmi. Je m'estimerois fort heureux si vous vouliez bien m'y donner des nouvelles de votre santé à laquelle je prends le plus vif intérêt.