[2 November 1761]
Vous avez prononcé, Monsieur, l'éloge de l'art dramatique, et je suis tenté de prononcer le vôtre.
Je regardai cet art dès mon enfance comme le premier de tous ceux à qui ce mot de beau est attaché. On me dira vous êtes orfêvre, Mr Josse, mais je répondrai que c'est Sophocle qui m'a donné mes Lettres de maîtrise, et que j'ai commencé par admirer avant de travailler.
Je vois avec plaisir que dans L'Italie, cette mère de tous les beaux arts, plusieurs personnes de la première considération, nonseulement font des Tragédies et des comédies, mais les représentent. Mr le Marquis Albergati a fait des imitateurs. Ni vous, ni lui, ni moi, Monsieur, ne prétendons qu'on fasse de L'Europe la patrie des Abderites. Mais quel plus noble amusement les hommes bien élevés, peuvent-ils imaginer? de bonne foi, vaut-il mieux mêler des cartes, ou ponter au pharaon? c'est l'occupation de ceux qui n'ont point d'âme. Ceux qui en ont doivent se donner des plaisirs dignes d'eux.
Y a t'-il une meilleure éducation que de faire joüer Auguste à un jeune prince et Emilie à une jeune princesse? on apprend en même temps à bien prononcer sa langue, et à la bien parler. L'esprit acquiert des lumières et du goût; le Corps acquiert des grâces, on a du plaisir, et on en donne très honnêtement. Si j'ai fait bâtir un théâtre chez moi, c'est pour l'éducation de madlle Corneille; c'est un devoir dont je m'acquite envers la mémoire du grand homme dont elle porte le nom.
Ce qu'il y avait de mieux au collège des jésuites de Paris où j'ai été élevé, c'était l'usage de faire représenter des pièces par les pensionaires, en présence de leurs parents. Plût à Dieu qu'on n'eût que cette récréation à reprocher aux jésuites! Les jansénistes ont tant fait par leurs clabauderies que les jésuites ont fermé leurs théâtres. On dit qu'ils fermeront bientôt leurs Ecoles; ce n'est pas mon avis. Je crois qu'il faut les soutenir et les contenir; leur faire païer leurs dettes quand ils sont banqueroutiers; les pendre même, quand ils enseignent le parricide; se moquer d'eux quand ils sont d'aussi mauvais critiques que frère Berthier. Mais je ne crois pas qu'il faille livrer nôtre jeunesse aux jansénistes, attendu que cette secte n'aime que le traitté de la grâce de St Prosper, et se soucie peu de Sophocle, d'Euripide, de Terence; quoi que par une de ces contradictions si ordinaire aux hommes, Térence ait été traduit par les jansénistes de Port Royal.
Faites aimer l'art de ces grands hommes (je ne parle pas des jansénistes) je parle des Sophocles, vous serez secondé en deçà des Alpes. Malheur aux barbares jaloux, à qui Dieu a refusé un cœur et des oreilles. Malheur aux autres barbares qui disent, on ne doit enseigner la vertu qu'en monologue, le Dialogue est pernicieux. Eh! mes amis, si l'on peut parler de morale tout seul, pourquoi pas deux, et trois?
Pour moi, j'ai envie de faire afficher, on vous donnera Mardy un sermon en dialogue, Composé par le révérend père Goldoni. N'êtes vous pas indigné comme moi, de voir des gens qui se disent gravement, passons nôtre vie à gagner de l'argent, caballons, enivrons nous quelquefois, mais gardons nous d'aller entendre Polyeucte.
b J'ay l'honneur d'être monsieur avec une estime infinie votre très humble et très obéisst serviteur
Voltaire gentilhome ord. de la chambre du royb