14e Mars 1765, à Ferney
Monsieur le Prince,
Il faut que vous soiez une bonne âme de daigner vous souvenir d'un pauvre solitaire, au milieu des diètes d'Allemagne, et du brillant fracas des couronnements.
Il y a douze ans, dieu merci, que je n'ai vu que des rois de théâtre; encor même ai-je renoncé à les voir en peinture; j'ai abattu mon petit théâtre. Les calvinistes et les jansénistes ne me reprocheront plus de favoriser l'œuvre de Satan. J'ai trouvé que dans ma soixante et douzième année ces amusements ne convenaient plus à un malade prèsque aveugle.
Vraiment je vous félicite d'avoir à Bruxelles les Griffets et les Neuvilles. Ce sont les jésuites qui avaient le plus de réputation en France. J'en ai un chez moi qui dit fort proprement la messe, et qui joue très bien aux échecs; il s'appelle Adam, et quoi qu'il ne soit pas le premier homme du monde il a du mérite. Il avait enseigné vingt ans la rhétorique à Dijon. Je suis fort content de lui, et je me flatte qu'il n'est pas mécontent de moi; il n'a fait que changer de couvent, car vous sentez bien que la maison d'un homme de mon âge n'est pas sémillante. Nous sommes philosophes, nous sommes indépendants, c'en est bien assez. Je cultive la terre dans laquelle je rentrerai bientôt, et je m'amuse à marier des filles, ne pouvant avoir le passetemps de faire des enfans moimême.
Mr D'Hermenches nous a abandonnés, et vous savez qu'il a quitté le service de Hollande pour celui de la France. Il prétend qu'il retrouvera en agréments ce qu'il perd en argent comptant.
Made Denis est extrémement sensible au souvenir dont vous voulez bien l'honorer. Ma petite famille adoptive qui est augmentée, vous présente aussi ses très humbles hommages. Je ne vous demande point pardon de ne vous pas écrire de ma main; à l'impossible nul n'est tenu.
J'ai l'honneur d'être avec l'attachement le plus véritable et le plus profond respect,
Monsieur le Prince,
Vôtre très humble et très obéïssant serviteur
Voltaire