1765-03-15, de Voltaire [François Marie Arouet] à David Louis Constant de Rebecque, seigneur d'Hermenches.

Je ne suis pas étonné, Monsieur, que vous soiez content des Français.
Vous êtes comme une belle qui se voit avec complaisance entourée de ses amants. Peut être avez vous perdu un peu du côté de l'intérêt, mais celà se regagne en agréments; et d'ailleurs, il est bien difficile que vous ne soiez pas bientôt Colonel en pied. Pour peu que vous voïez Mr le Duc De Choiseuil il connaîtra bien vite tout ce que vous valez; il y a des gens pour qui l'ordre du tableau n'est pas fait.

Je suis extrèmement sensible à l'honneur du souvenir de Mr De Bezenval. Je suis persuadé que son amitié pour vous a été le principal motif qui vous a fait donner la préférence à la France sur la Hollande. Voulez vous bien avoir la bonté, Monsieur, de lui présenter mes très humbles hommages? Si Mr Le Maréchal de Richelieu regrette mon petit théâtre de Ferney je le regrette bien aussi; mais quand un prêtre ne peut plus dire la messe, ce n'est pas la peine d'avoir un autel. Je perds la vue, je n'ai plus de voix, je suis condamné à souffrir, j'entre dans ma soixante et douzième année, il n'y a plus moien d'amuser des genevois. D'ailleurs, Jean Jaques Rousseau m'avait écrit que je corrompais sa république en donnant des spectacles; je n'ai pas voulu m'exposer plus longtemps aux excommunications de ce père de l'église. Je ne fais donc plus de tragédie, ni n'en joue; j'aplaudis de loin au siège de Calais, et aulieu d'un théâtre, je bâtis deux ailes au château de Ferney. Si jamais vous daignez en occuper une quand vous irez à Hermenches vous comblerez de joie et d'honneur toute ma petite famille, et surtout le vieux malade qui vous est dévoué avec la tendresse la plus respectueuse.

V.