1764-06-30, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean François de La Harpe.

Un vieux serviteur de Melpomène doit aimer son jeune favori; aussi, Monsieur, pouvez vous compter que je fais mon devoir envers vous.
Vous m'aviez flatté d'un petit voiage avec Mr De Chimène. On dit que vous aller donner vôtre Timoleon; vos nouveaux lauriers vous retiennent à Paris, et il faudra que je sacrifie mes plaisirs à vôtre gloire.

Je suis bien aise d'apprendre que l'abbé Asselin est encor en vie. Il y a environ soixante ans que je fis connaissance avec lui, et je crois qu'il était majeur. Je lui souhaitte les années de Fontenelle.

Vous m'avez dit aussi un mot de Jean Jaques Rousseau. C'est un étrange fou que cet étrange philosophe. J'avais encor de la voix et des yeux il y a trois ans, et je jouais les vieillards assez passablement sur le petit théâtre de mon petit château de Ferney. Made Denis (par parenthèse) jouait les rolles de Mlle Clairon avec attendrissement. Quelques citoiens genevois venaient quelquefois à nos comédies et à nos soupers. Il plut à Jean Jaques de m'écrire ces douces paroles, vous donnez chez vous des spectacles, vous corrompez les mœurs de ma république pour prix de l'azile que'elle vous a donné.

J'eus assez de sagesse pour ne pas répondre à Jean Jaques; et la république de J: Jaques aiant jugé àpropos depuis de brûler son livre et de décréter de prise de corps sa personne, J:J: [a] imaginé que je m'étais vangé de lui par ce qu'il m'avait offensé, et que c'était moi qui avais engagé le conseil de Genêve à lui donner cette petite marque d'amitié. Le pauvre homme m'a bien mal connu, il ne sait pas que je vis chez moi et que je ne vais jamais à Genêve, et il devrait savoir que je ne me vange jamais des infortunés. Un de ses grands malheurs c'est que la tête lui aît tourné.

Adieu, Monsieur, vous avez le mérite des véritables gens de Lettres, et vous n'en avez pas les injustices. Comptez que je m'intéresse à vous aussi vivement que je plains Jean Jaques.