1761-03-19, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean Le Rond d'Alembert.

Mon très digne et ferme philosophe, vrai savant, vrai bel esprit; homme nécessaire au siècle; voyez je vous prie dans mon épitre à madame Denis une partie de mes réponses à votre énergique lettre.

Mon cher archidiacre et archi ennuyeux Trublet est donc de l'académie! Il compilera un beau discours de phrases de la Motte. Je voudrais que vous luy répondissiez: cela ferait un beau contraste. Je crois que vous accusez à tort Cicéron d'Olivet; il n'est pas homme à donner sa voix à l'aumônier d'Houdart et de Fontenelle. Imputez tout au surintendant de la reine.

Ce qu'il y a de désespérant pour la nature humaine c'est que ce Trublet est athée comme le cardinal Tencin, et que ce malheureux a travaillé au journal crétien pour entrer à l'académie par la protection de la reine.

Les philosophes sont désunis. Le petit troupeau se mange réciproquement quand les loups viennent le dévorer. C'est contre votre Jean Jaques que je suis le plus en colère. Cet archifou qui aurait pu être quelque chose, s'il s'était laissé conduire par vous, s'avise de faire bande à part, il écrit contre les spectacles, après avoir fait une mauvaise comédie, il écrit contre la France qui le nourit, il trouve quatre ou cinq douves pouries du tonneau de Diogène; il se met dedans pour aboyer, il abandonne ses amis, il m'écrit à moy la plus impertinente lettre que jamais fanatique ait grifonnée. Il me mande en propres mots, vous avez corrompu Genève pour prix de L'azile qu'elle vous a donné. Comme si je me souciais d'adoucir les mœurs de Geneve, comme si j'avais besoin d'un azile, comme si j'en avais pris un dans cette ville de prédicants sociniens, comme si j'avais quelque obligation à cette ville. Je n'ay point fait de réponse à sa lettre, mr de Chimène a répondu pour moy; et a écrazé son misérable roman. Si Rousseau avait été un homme raisonable à qui on ne pût reprocher qu'un mauvais livre, il n'aurait pas été traitté ainsi.

Venons à Pancrace Colardau; c'est un courtisan de Pompignan et de Fréron. Il n'est pas mal de plonger le museau de ces gens là dans le bourbier de leurs maitres.

Mon digne philosophe! que deviendra la vérité? que deviendra la philosophie? Si les sages veulent être fermes, s'ils sont hardis, s'ils sont liez, je me dévoue pour eux. Mais s'ils sont divizez, s'ils abandonnent la cause commune, je ne songe plus qu'à ma charue, à mes bœufs et à mes moutons; mais en cultivant la terre, je prierai dieu que vous l'éclairiez toujours; et vous me tiendrez lieu du public. Que dites vous du bonnet quarré de Midas Omer? Je vous embrasse très tendrement.

V.