1761-04-09, de Jean Le Rond d'Alembert à Voltaire [François Marie Arouet].

Je vous remercie, mon cher maitre, de m'avoir envoyé votre charmante Epitre sur l'agriculture, qui ne parle guères d'agriculture, & qui n'en vaut que mieux.
C'est à mon avis, un des plus agréables ouvrages que vous ayez faits. Des gens de votre connoissance qui en ont pensé comme moi, et qui ne sont pas descendus d'Ismael, car ils servent et Baal, et le dieu d'Israel, l'ont trouvée si bonne qu'ils ont voulu la lire à la Reine; mais il y avoit deux vers malsonnants et offensants les oreilles pieuses, qu'il a fallu corriger, pour mettre votre Epitre en habit décent, & pour la rendre propre à être portée aux pieds du Trône; & croiriez vous que c'est moi qui ai fait cette correction? J'ai donc là mis le bon mari d'Eeve, au lieu du sot mari qui étoit pourtant la vraie épithète, & au lieu de manger la moitié de sa pomme, qui est plaisant, j'ai mis, goûter de la fatale pomme, qui est bien plat. Mais cela est encore trop bon pour Versailles.

Riez, si vous voulez, de cette petite anecdote, mais s'il vous plaît, riez en tout seul, & n'allez pas en écrire à Paris, comme vous avez fait de ce que je vous ai mandé au sujet des parrains de l'archidiacre. L'abbé d'Olivet me dit l'autre jour à l'académie d'un Ton cicéronien, vous êtes un fripon; vous avez écrit à Geneve que j'avois molli dans l'affaire de Trublet; je niai le fait, à la vérité assez foiblement; il me répondit qu'il en avoit la preuve dans sa poche, & je ne lui demandai point à la voir; je craignois trop d'être confondu. Peu m'importe d'avoir des tracasseries avec d'Olivet et même avec d'autres; mais il vaut encore mieux n'en pas avoir; c'est pourquoi si vous voulez savoir les nouvelles de l'Ecole, promettez moi que vous ne me vendrez plus; & commencez par ne pas parler de ceci, même à d'Olivet. Je suis sûr, au moins autant qu'on le peut être, que le surintendant de la Reine a nommé Saurin; mais il est vrai que je ne lui ai parlé que la veille de l'Election, & il se pourroit bien qu'avant ce tems là il en eût servi un autre; c'est ce que je ne sais pas assez positivement pour pouvoir vous l'assurer. Après tout, c'est ce qu'il est fort peu important d'approfondir; par malheur le vin& Trublet sont tirès, il faut les boire.

Nous recevons aujourd'hui l'Evêque de Limoges qui ne sait pas lire, et Batteux qui ne sait pas écrire, mais en revanche nous avons un directeur qui sait lire et écrire, qui s'en pique du moins. Je m'attends à un grand déluge d'esprit, et je crois qu'il faudra qu'on me tienne comme à Remond de St Mard, la tête bien ferme; à lundi prochain la réception de l'archidiacre, qui évoquera sûrement l'ombre de Fontenelle, & à qui le directeur fera apparemment compliment sur ses bonnes fortunes; car il prétend en avoir eu beaucoup par le confessional et par la prédication. Il assure qu'il a fait tourner la tête à bien des femmes, je crois que c'est de l'autre côté.

Nous avons encore une place vacante à l'académie, mais ce ne sera pas, je crois, pour Marmontel. Mr le duc d'Aumont fait peur à ces messieurs, vous devez juger par là qu'ils ne sont pas fort braves. Ainsi nous avons eu sept places vacantes à la fois, et nous n'avons pas choisi le seul homme qu'il nous convenoit de prendre. Je ne ferai qu'en rire (car il n'y a que cela de bon) tant qu'ils n'iront pas jusqu'à l'avocat sans cause, auteur des Cacouacs; car pour lors cela passeroit la raillerie, et je pourrois bien les prier de nommer Chaumeix ou Omer à ma place, surtout si vous vouliez en même tems donner la vôtre à frère Berthier.

Je viens à Jean Jaques, non pas Jean Jaques Lefranc de Pompignan, qui pense être quelque chose, mais à Jean Jaques Rousseau, qui pense être cynique, et qui n'est qu'inconséquent et ridicule. Je veux qu'il vous ait écrit une lettre impertinente, je veux que vous & vos amis, vous ayez à vous en plaindre, malgré tout cela je n'approuve pas que vous vous déclariez publiquement contre lui comme vous faites; et je n'aurai sur cela qu'à vous répéter vos propres paroles, que deviendra le petit troupeau, s'il est désuni et dispersé? Nous ne voyons point que ni Platon, ni Aristote, ni Sophocle, ni Euripide, ayent écrit contre Diogene, quoique Diogene leur ait dit à tous des injures. Jean Jaques est un malade de beaucoup d'esprit, et qui n'a d'esprit que quand il a la fièvre. Il ne faut ni le guérir ni l'outrager.

A propos, j'oubliois de vous demander si vous avez reçu un mémoire que j'ai fait sur l'inoculation, et dans lequel je crois avoir prouvé, non que l'inoculation est mauvaise, mais que ses partisans ont assez mal raisonné jusqu'icy, et ne se sont pas doutés de la question. Ce mémoire, très clair à ce que je crois, et très impartial, a été lu il y a six mois à une assemblée publique de l'académie des sciences, & m'a paru avoir fait beaucoup d'impression sur les auditeurs. On vient d'imprimer dans une gazette (à la vérité assez obscure) qu'un médecin de Clermont en Auvergne, ayant inoculé son fils, le fils est mort de l'inoculation, & que le Père est mort de chagrin. Ce fait, s'il est vrai, seroit très fâcheux contre l'inoculation, quoi qu'au fond il ne soit pas décisif. Adieu, mon cher confrère, je ne vous écrirai pourtant plus, de l'académie françoise; je crains qu'il ne faille dire bientôt de ce titre là ce que Jaques Rosbif dit du nom de monsieur, il y a trop de faquins qui le portent. A dieu, mes respects à madame Denis.