25e Mars 1765
Mon cher confrère, vos contes sont pleins d'esprit, de finesse et de grâces; vous parez de fleurs la raison, on ne peut vous lire sans aimer l'auteur.
Je vous remercie de toute mon âme des moments agréables que vous m'avez fait passer. Il n'y a pas un de vos nouveaux contes dont vous ne puissiez faire une comédie charmante. Vous savez bien que Michel Cervantes disait que sans l'inquisition Don Quichote aurait été encor plus plaisant. Il y a en France une espèce d'inquisition sur les livres qui vous empèchera d'être aussi utile que vous pouriez l'être à l'intérêt de la bonne cause; c'est assurément grand dommage, mais c'est du moins une grande consolation que les philosophes se tiennent unis, qu'ils conservent entre eux le feu sacré, et qu'ils en communiquent dans la société quelques étincèles. Vous voiez par l'éxemple des Calas et des Sirven, ce que peut le fanatisme; il n'y a que la philosophie qui puisse triompher de ce monstre, c'est L'ibis qui vient casser les oeufs du crocodile.
Plus Jean Jaques Rousseau a déshonoré la philosophie, plus de bons esprits comme vous doivent la deffendre.
Je vous prie de faire mes compliments à Mr Duclos, et à tous les êtres pensants qui peuvent avoir quelques bontés pour moi. Mandez moi, je vous prie, ce que vous pensez du siège de Calais, parlez moi avec confiance, et soiez bien sûr que je ne trahirai pas vôtre secrêt. On m'en a mandé des choses si différentes que je veux régler mon jugement par le vôtre. Je ne puis me figurer qu'une pièce si généralement et si longtemps aplaudie n'ait pas de très grandes beautés. On dit qu'on ne l'aura sur le papier qu'après Paques, et les nouveautés parviennent toujours fort tard dans nos montagnes. Adieu mon cher confrère. Conservez moi une amitié dont je sens bien tout le prix.
V.