20 oct^bre [1761]

A quoy pensez vous mon très cher philosophe?
de ne vouloir que rire de l'historiographe LE FRANC DE POMPIGNAN? ne savez vous pas qu'il compte être à la tête de l'éducation de M. le duc de Bourgogne avec son fou de frère?que ce sont tous deux des persécuteurs? que les gens de lettres n'auront jamais de plus cruels ennemis? Il me parait qu'il est d'une conséquence extrême de faire sentir à la famille royale elle même, ce que c'est que ce malheureux. Il faut se mettre à genoux devant M. le dauphin, en fessant son historiographe.

Voicy ce qu'une bonne âme m'envoye de Montauban. Si vous étiez une bonne âme de Paris, cela vaudrait bien mieux. Mais m^re Bertrand vous vous servez de la patte de Raton.

Il est sûr que ce détestable ennemi de la littérature a calomnié tous les gens de lettres quand il a eu l'honneur de parler à m^r le dauphin. Son épitre dédicatoire est pire que son discours à l'académie. Ce sont là de ces coups qu'il faut parer. Il ne faut pas seulement le rendre ridicule, il faut qu'il soit odieux. Mettons le hors d'état de nuire en faisant voir combien il veut nuire.

Vraiment vous avez mis le doit dessus en disant que Corneille est froid. Du moins Cinna n'est pas fort chaud, mais d'où vient en partie cette glace? de la notte de l'académie. Elle me dit dans sa notte (et c'est vous qui l'avez écritte) qu' on s'intéresse à Auguste. Eh messieurs, c'est à Cinna qu'on s'intéresse dans le premier acte, car vous savez bien qu'on aime tous les conspirateurs. Cinna est conjuré, il est amant, il fait un tablau terrible des proscriptions, il rend Auguste exécrable. Et puis messieurs on s'intéresse dites vous à Auguste! On change donc d'intérest. Il n'y en a donc point, et voilà ce qui fait que votre fille est muette. Proposez ce petit argument quand vous irez lâ. Mais ce n'est pas assez de savoir la langue, il faut connaître le téâtre. Ah mon cher philosophe, il n'est que trop vray que notre téâtre est à la glace. Ah si j'avais sçu ce que je sai! si on avait plutôt purgé le téâtre de petits maitres! si j'étais jeune! Mais tout vieux que je suis, je viens de faire un tour de force, une espièglerie de jeune homme. J'ay fait une tragédie en six jours, mais il y avait tant de spectacle, tant de relligion, tant de malheurs, tant de nature que j'ay peur que cela ne soit ridicule. L'œuvre des six jours est sujette à rencontrer des railleurs.

J'ay actuellement le plus joli téâtre de France. Nous avons joué Mérope. Mademoiselle Corneille a été aplaudie. Mad^e Denis a fait pleurer des anglaises. Les prêtres de Genève ont une faction horrible contre la comédie. Je ferai tirer sur le premier prêtre Socinien qui passera sur mon territoire. Jean Jacques est un Jeanf.. qui écrit tous les quinze jours à ces prêtres pour les échaufer contre les spectacles. Il faut pendre les déserteurs qui combattent contre leur patrie.

Aimez moy baucoup je vous en prie — car je vous aime — car je vous estime prodigieusement — car tous les êtres pensants doivent être tendrement unis contre les êtres non pensants, contre les fanatiques, et les hippocrites, également persécuteurs.