9e august 1764 à Ferney
Vous avez montré, Monsieur, autant de courage que de raison et de goût.
Ce qui est assez singulier c'est que de tous les gens de Lettres qui m'ont écrit sur l'Edition de Corneille, il n'y en a pas un seul qui ne pense comme vous, et pas un seul qui ose imprimer ce qu'il pense. Jugez si dans des matières plus importantes les hommes ne trahissent pas la vérité tous les jours. Nous sommes inondés de livres en France, je n'en connais pas deux dont les auteurs aient parlé avec une sincérité entière. Quand une fois unpréjugé est établi, il est respecté en public de ceux qui s'en moquent en secrêt. J'avoue qu'il n'appartient pas à tout le monde de déchirer le bandeau de l'erreur et de l'ignorance: mais vous avez commencé d'une main si ferme, et d'une manière si raisonnable, que vous êtes digne d'achever seul l'ouvrage.
Je n'ai peut être pas remarqué le quart des fautes dont les meilleures pièces de Corneille fourmillent; le texte aurait disparu sous les remarques. J'ouvre, par éxemple le 3e acte de Cinna:
Tout ces vers sont de la première scène de cet acte; ils sont tous ou bas, ou comiques, ou mal écrits. On ferait après mes remarques une moisson beaucoup plus abondante que la mienne; et si les hommes étaient justes, ils ne m'accuseraient que de trop de retenue.
Vous pouriez très aisément faire un petit volume sur ce canevas. Comptez que la raison triomphe à la fin de toutes les chicanes, quand elle est exposée avec candeur.
J'ai beaucoup d'envie de lire vôtre héroïde des Calas, le sujet est bien intéressant, et je ne doute pas qu'il ne le devienne encor d'avantage sous vôtre plume.
Continuez, Monsieur, à aimer les Lettres et la vérité, ce sont les deux objets les plus dignes d'un être pensant. Comptez, Monsieur, sur l'estime bien véritable que j'ai pourvous, j'y a joute aujourd'hui la reconnaissance; c'est avec ces sentiments que j'ai l'honneur d'être, Monsieur, vôtre très humble et rès obéïssant serviteur.
Voltaire