aux Délices près de Geneve 29 octb [1755]
Frère Rubarbe à frère Gaillard, salut.
Je suis très fâché que frère en Belzebut, frère Isaac soit malingre et mélancolique. C'est la pire des damnations. Conservez votre santé et votre guaité. J'enverrais de tout mon cœur aux pieds du très révérend père prieur, le seizième chant de scandale qu'il demande. Mais je n'en ay point fait. Une douzaine de jeunes parisiens plus guais que moy, s'amusent tous les jours à remplir mon ancien canevas, chacun y met du sien. On dit qu'on imprime l'ouvrage de deux ou trois façons différentes. Tout ce que je peux faire c'est de protester en face de la sainte Eglise. Si le très révérend père prieur voulait mettre dans son cabinet de livres un exemplaire corrigé de l'orphelin de la Chine, j'aurais l'honneur de le luy adresser en toute humilité, car malgré l'excomunication que l'exaltation de l'âme, les frictions de poix raisine, et la dissection des cervaux de géant m'ont attirée, je crois que sa noble paternité a des entrailles de charité; et elle doit savoir que j'étais un frère servant très attaché au Père prieur, pensant comme luy et disant mon office à son honneur et gloire. J'ay un petit monastère aup[rès de] Lauzane sur le chemin de Neuchatel, et si ma santé me l'avait permis j'aurais été jusqu'à Neuchatel pour voir mylord Marechal, mais j'aurais voulu pour cela des lettres d'obédience.
Il m'est venu icy deux jeunes gens de Paris, qui m'ont dit qu'il y a un nommé Poincinet à qui on a fait acroire que le Roy de Prusse l'avait choisi pour être précepteur de son fils, mais que l'article du catholicisme était embarassant. Il a signé qu'il serait de la relligion que le roy voudrait.
Il aprend actuellement à danser et à chanter pour donner une meilleure éducation au fils de sa majesté, et il n'attend que l'ordre du roy pour partir. Pour moy j'attends tout doucement la fin de mes coliques, de mes rumatismes, de mes ouvrages et de touttes les misères de ce monde. Je vous embrasse.
V.