1753-05-26, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean Baptiste de Boyer, marquis d'Argens.

Mon cher révérend diable et bon diable,

J'ai reçu avec une syndérèse cordiale votre correction fraternelle.
J'ai un peu lieu d'être lapsus et les damnés rigoristes pourraient bien me refuser place dans nos enfers, mais je compte sur votre indulgence. Vous comprendrez que c'en serait un peu trop d'être brûlé dans ce monde-ci et dans l'autre. Je me flatte que votre clémence diminuera un peu les peines que vous m'imposez.

J'ai frémi au titre des livres que vous dites brûlés, mais sachez qu'il y a encore dans la province une édition des Lettres d' Isaac Onitz, et que ce sera mon refuge. Je bois d'ailleurs des eaux du Lethé, et je vais incessamment boire celles de Plombieres. Mon médecin m'avait conseillé de me faire enduire de poix résine, selon la nouvelle méthode, mais il a fait réflexion que le feu y prendrait trop aisément et que nous devons vous et moi nous défier des matières combustibles. Je crois, mon cher frère, que vous avez été bien fourré cet hiver. Il a été diabolique, comme disent les gens du monde. Pour moi j'ai fait un feu d'enfer, et je me suis toujours tenu auprès sans sortir de mon caveau.

Encore une fois, pardonnez moi mon péché; songez que je suis un juste à qui la grâce de notre révérend père prieur a manqué. Je me vois immolé aux géants de la terre australe, à une ville latine, au grand secret de connaître la nature de l'âme avec une dose d'opium. Que sa sainte volonté soit faite sur la terre comme en enfer! Je vous souhaite, mon cher frère, toutes les prospérités de ce monde-ci et de l'autre. Surtout n'oubliez pas de vous affubler d'un bonnet à oreilles au mois de juin, d'une triple camisole et d'un manteau. Jouez de la basse de viole et si vous avez quelques ordres à donner à votre frère envoyez les à la même adresse.

A propos, je me meurs positivement. Bonsoir, je vous embrasse de tout mon cœur.