1719-03-25, de Jean Baptiste Rousseau à Voltaire [François Marie Arouet].

Malgré l’éloignement qui nous sépare, monsieur, je ne vous ai jamais perdu de vue, et mon amitié vous a toujours suivi sans interruption dans les différents événements dont votre vie a été mélangée.
Il y a longtemps que je vous regarde comme un homme destiné à faire un jour la gloire de son siècle, et j'ai eu la satisfaction de voir que toutes les personnes qui me font l'honneur de m’écouter en ont fait le même jugement que moi sur les divers ouvrages que je leur ai souvent lus de vous, dans le temps que je jouissais du plaisir de voir croître une réputation qui m'est si chère. J'ai eu la douleur d'apprendre les traverses dont vos succès ont été interrompus et je puis vous assurer que je ne les ai guère moins vivement senties que les miennes propres. Je ne pouvais m'imaginer que vous les eussiez méritées, et la persuasion où j’étais de votre innocence me faisait voir, entre vos aventures et les miennes, un rapport qui augmentait encore ma sensibilité. Une chose cependant me consolait pour vous: c'est l'opinion où j'ai toujours été et où je suis encore que les malheurs sont nécessaires aux hommes et que rien ne purifie leur vertu que des adversités. C'est peut-être un avantage pour vous, dans la prospérité où vous êtes aujourd'hui, d'avoir souffert cette épreuve dans un âge qui ne tire point à conséquence. Nous naissons tous tributaires de la mauvaise fortune et les plus heureux sont ceux qui ont payé leurs dettes de bonne heure. Vous en voilà quitte, du moins je l'espère ainsi, pour le reste de vos jours. Je souhaite qu'ils soient aussi longs que ceux de Corneille à qui vous succédez si dignement.

Je n'ai reçu qu'hier le présent que vous avez eu la bonté de me faire de la tragédie dans laquelle vous avez lutté si avantageusement contre ce fameux modèle. Je ne doutais nullement que l'avantage ne fût de votre côté, mais je ne m'attendais pas que vous sortissiez si glorieusement du combat contre Sophocle, et, malgré la juste prévention où je suis pour l'antiquité, je suis obligé d'avouer que le Français de vingt-quatre ans a triomphé en beaucoup d'endroits du Grec de quatre-vingts. Ce qui m'a le plus surpris dans un auteur de votre âge c'est l’économie admirable de votre pièce, et la manière judicieuse et adroite avec laquelle vous avez évité les écueils presque inévitables d'une action aussi difficile à traiter que celle que vous avez choisie. Vous n’étiez pas obligé, non plus que Sophocle, de les éviter tous; mais vous avez parfaitement rempli, aussi bien que lui, l'indispensable obligation d'attacher la curiosité de l'auditeur et d’émouvoir les passions: règle à laquelle toutes les autres règles du théâtre sont tellement subordonnées que sans elle une pièce sans défaut est une pièce détestable. Vos caractères ne sont pas moins justes que votre disposition et je ne saurais approuver la critique que vous faites vous même de celui de Philoctète: la modestie, qui sied bien à tous les grands hommes, n’étant point une vertu du caractère des héros fabuleux et étant même contraire à la simplicité des premiers temps comme la vanité le serait à la politesse du nôtre. Vous dirai je un avantage que j'ai remarqué dans votre pièce sur celle de Sophocle même, et dont ceux qui connaissent véritablement l'antiquité vous doivent les compliments les plus sincères? Les interprètes de cet ancien poète n'ont point connu, à mon avis, le véritable esprit de la tragédie. Ils se sont imaginés que le dessein de cet auteur était de purger la colère et la curiosité, parce que ce sont les défauts qu'il y donne au malheureux Œdipe; et ils n'ont pas fait réflexion que Jocaste, qui est aussi malheureuse que lui puisqu'elle est souillée du même inceste, n'est point représentée avec les mêmes imperfections. Pour moi, je suis très persuadé que Sophocle n'a rien voulu marquer, sinon que les hommes ne sauraient éviter leur destinée et que, sans l'assistance des dieux, toute leur vertu, toute leur prudence ne leur sert de rien. Il n'y a rien de mieux marqué dans tous les ouvrages des anciens que ce dogme de leur théologie. L'Iliade, l'Odyssée, l'Enéide, presque toutes les tragédies grecques, Phèdre entre autres et votre Œdipe, ne roulent que sur ce principe; et il ne faut point croire qu'ils aient fait tort en cela à l'idée qu'on doit avoir de la justice des dieux, puisque tous les hommes, quelque vertueux qu'ils paraissent aux yeux des autres hommes, ne peuvent l’être aux yeux de la divinité qui voit ce que nous ne voyons pas; et que les crimes n'en sont pas moins crimes quoiqu'ils nous soient souvent cachés à nous mêmes. Vous voyez par là, monsieur, que les anciens ont tous été de parfaits jansénistes. Ainsi vous ne devez pas vous étonner qu'ils aient souffert persécution au temps où nous sommes. La conclusion de tout ceci est que vous avez très bien fait de représenter votre Œdipe exempt des défauts que Sophocle lui a donnés et que vous avez mieux marqué par là le néant des vertus humaines, que ne l'ont peut-être fait tous les sermons que vous avez ouïs pendant ce carême. J'aurais une infinité d'autres choses à vous dire sur l'excellent ouvrage que vous m'avez envoyé et sur les dissertations qui l'accompagnent. Je suis de même avis que vous sur plusieurs choses qu'elles renferment; et dans celles où je ne suis pas de votre sentiment j'admire la netteté de votre style et l'agrément de vos expressions.

J'espère que nous nous verrons à Bruxelles et que nous y aurons le loisir de parler de plusieurs choses qui seraient trop longues à écrire. Msgnr le prince Eugène, qui attendait votre pièce avec une impatience extrême, l'a reçue avec le même plaisir et m'a fait l'honneur de m'en parler avec une estime dont je suis sûr que vous ne seriez pas moins flatté que de celle du public, si vous connaissiez autant la justesse d'esprit et le discernement de ce prince que vous connaissez son mérite et sa réputation dans la guerre. Vous en jugerez si nous avons le bonheur de vous voir aux Pays-Bas, et je suis sûr que sa bonté, sa simplicité et toutes ses autres vertus civiles ne vous causeront pas moins d'admiration que ses exploits. C'est pour cela, monsieur, que l'admiration d'un homme comme vous doit être réservée et non pour des ouvrages aussi frivoles que les miens. Je ne vous en demande pas tant, mais j'exige de vous une amitié aussi sincère et aussi tendre que la mienne, et soyez sûr que si mes talents ne m'en rendent pas digne, personne au moins ne la mérite autant que moi par les sentiments d'estime avec lesquels je suis, monsieur, votre, etc.