[A Vienne, le 29 avril 1719]
Il y a déjà près de six semaines, monsieur, que la tragédie d'Œdipe m'a été envoyée par l'auteur même et à peine ai je eu le loisir de la lire qu'elle m'a été enlevée par tout ce que nous avons ici de personnes curieuses de ces sortes d'ouvrages.
Elle est présentement entre les mains de l'impératrice Amélie, et, comme vous jugez bien que je ne la redemanderai pas, je recevrai avec plaisir l'exemplaire que vous avez eu la bonté de me destiner en cas que je ne sois point parti lorsqu'il arrivera. J'attendais cette pièce avec beaucoup d'impatience sur le bruit qu'elle a fait et sur l'opinion que j'avais de son auteur. Je vous avouerai ingénument et sans prévention que je l'ai trouvée encore plus belle que je ne me l'étais figuré et que je ne m'attendais pas à trouver si peu de fautes dans la conduite d'un ouvrage où Corneille lui même a échoué. Il n'y a peut-être point de sujet dans l'antiquité qui soit plus difficile à amener aux termes d'une juste vraisemblance. Sophocle en a fait un chef-d'œuvre, mais il n'a pas laissé de donner contre plusieurs écueils et il y aurait de l'injustice à exiger d'un jeune homme de vingt-quatre ans une perfection où le plus grand des poètes tragiques n'a pu atteindre. Le caractère d'Œdipe, par exemple, m'a toujours choqué, je vous l'avoue, dans le poète grec. Son emportement outré, sa curiosité déréglée ne conviennent point à un homme aussi sage et aussi avisé qu'il devait l'être pour deviner l'énigme du Sphinx dans un âge encore peu avancé, et si l'intention de Sophocle était, comme je n'en doute point, de faire voir que les hommes ne peuvent échapper à leur destinée, il fallait, ce me semble, le faire tomber dans le malheur comme Félix dans Polyeucte par cette même prudence qui fait son caractère. Le jeune poète a fort judicieusement évité cet inconvénient. Son Œdipe est malheureux, mais il est toujours Œdipe et rien n'affaiblit la pitié que son infortune doit inspirer aux spectateurs. Je ne sais quelle idée auront eue les critiques du caractère de Philoctète. Ceux qui veulent tout rapporter à nos mœurs auront pu trouver ce héros un peu fanfaron et j'avoue qu'on se moquerait aujourd'hui d'un guerrier qui n'aurait que ses louanges à la bouche; mais pour moi qui suis persuadé que dans les personnages de l'antiquité on doit peindre les mœurs anciennes et non pas les mœurs modernes, je ne suis pas plus choqué de voir le compagnon d'Hercule affronter un roi de Thèbes que je le suis de voir Hercule lui même tuer Diomède au milieu de sa cour; et ceux qui ont tant critiqué Homère sur les caractères et les coutumes qu'il donne à ses héros n'ont pas songé que ces héros vivaient dans des siècles fort différents du nôtre et que ce qui les choque est le monument le plus précieux qui nous reste des mœurs antiques. Je ne vous dirai rien du reste de la tragédie de m. Arouet parce que je ne veux point faire une dissertation. Elle a des défauts, mais elle en aurait peut-être d'autres plus considérables s'il avait voulu les éviter trop scrupuleusement. Je voudrais seulement que les dissertations qu'il a jointes à sa pièce fussent écrites d'un air moins décisif. Il a déjà beaucoup médité pour un jeune homme, mais quand il aura médité davantage, il apprendra à douter un peu plus qu'il ne fait. Pour sa versification, elle est très belle en général, mais je l'ai trouvée négligée en beaucoup d'endroits et je voudrais que dans une seconde édition il changeât plusieurs vers, quas aut incuria fudit, aut humana parum cavit natura. J'ai été surtout scandalisé de le voir tourner sa paresse en principe dans ce qu'il nous dit touchant les rimes. C'est comme si un poète latin se piquait de secouer le joug de la mesure. On n'est point obligé d'écrire en vers, mais lorsqu'on veut bien s'y assujettir, il faut se résoudre à en surmonter toutes les difficultés, et c'est de ces difficultés mêmes que naît toute la richesse et toute la beauté d'un langage qui n'a d'autre avantage sur la prose que celui de l'harmonie et de la proportion exacte des sons.
Au reste, monsieur, vous me faites un grand plaisir en me préparant à voir bientôt vos notes sur Régnier. Vous rendrez certainement un grand service à notre langue dont ce poète est un ornement très considérable. Aucun n'a mieux pris que lui le véritable tour des anciens, et je suis persuadé que m. Despréaux nel'a pas moins étudié que Perse et Horace. La barbarie qu'on remarque en quelques endroits dans son style est celle de son siècle et non pas la sienne, mais il a des vers si heureux et si originaux, des expressions si propres et si vives que je crois que malgré ses défauts il tiendra toujours un des premiers rangs parmi le petit nombre d'excellents auteurs que nous connaissons. Vous ne me parlez point de votre nouvelle édition de Boileau. Je vous prie de m'en donner des nouvelles à Bruxelles où je compte que nous serons vers la Saint-Jean. Je n'ose vous prier de m'écrire plus tôt, car ce serait trop exiger d'un ami aussi occupé que vous l'êtes que de lui demander plus de quatre ou cinq lettres par an. Mais si vous étiez à Paris vers ce temps là ne pourrait on point vous engager à pousser jusqu'aux Pays-Bas? C'est un voyage de deux jours. Je sais plusieurs personnes qui attendent l'arrivée du prince pour y venir faire un tour. Rien ne me flatterait plus agréablement que la joie de vous y embrasser et de vous y renouveler les assurances de l'attachement plein d'estime avec lequel j'ai l'honneur d'être, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur,
Rousseau
Au moins, monsieur, dès que les nouvelles publiques vous auront appris notre arrivée à Bruxelles, daignez me faire savoir si je dois vous écrire à Paris ou à Lyon.