1768-10-20, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Nicolas Maillet Du Boullay.

Monsieur,

La lettre dont vous m'honorez au nom de votre illustre académie est le prix le plus honorable que je puisse jamais recevoir de mon zèle pour la gloire du grand Corneille et pour les restes de sa famille.
L'Eloge de ce grand homme devait être proposé par ceux qui font aujourd'hui le plus d'honneur à sa patrie. Je ne doute pas que ceux qui ont remporté le prix ou qui en ont approché n'aient pleinement rempli les vues de l'académie; un si beau sujet a dû animer les auteurs d'un noble enthousiasme. Il me semble que le respect pour ce grand homme est encore augmenté par les petites persécutions du cardinal de Richelieu, par la haine d'un Bois-Robert, par les invectives d'un Claveret, d'un Scuderi, et d'un abbé d'Aubignac, prédicateur du Roi. Corneille est assurément le premier qui donna de l'élévation à notre langue et qui apprit aux Français à penser et à parler noblement. Cela seul lui mériterait une éternelle reconnaissance; mais quand ce mérite se trouve dans des tragédies conduites avec un art inconnu jusqu'à lui et remplies de morceaux qui occuperont la mémoire des hommes dans tous les siècles, alors l'admiration se joint à la reconnaissance; personne ne lui a payé ces deux tributs plus volontiers que moi, et c'est toujours en lui rendant le plus sincère hommage que j'ai été forcé de relever des fautes

quas aut incuria fudit,
aut humana parum cavit natura.

Ces fautes inévitables dans celui qui ouvrit la carrière instruisent les jeunes gens sans rien diminuer de sa gloire. J'ai eu soin d'avertir plusieurs fois qu'on ne doit juger les grands hommes que par leurs chefs d'œuvres:

Les Anglais lui opposent leur Shakespear; mais les nations ont jugé ce procès en faveur de la France. Corneille imita quelque chose des Espagnols; mais il les surpassa de l'aveu des Espagnols mêmes.

Faites agréer, je vous prie, Monsieur, à l'académie mes très humbles et respectueux remercîmens des deux Eloges qu'elle daigne me faire tenir. Je les lirai avec le même transport qu'un officier de l'armée de Turenne devait lire l'Eloge de son général prononcé par Flechier. Je suis extrêmement sensible au souvenir de Mr. de Cideville; il y a plus de soixante ans que je lui suis tendrement attaché. La plus grande consolation de mon âge est de retrouver de vieux amis. Je crois en avoir un autre dans votre académie, si j'en juge par mes sentimens pour lui, C'est Mr. le Cat qui joint la plus saine philosophie aux connaissances approfondies de son art.

J'ai l'honneur d'être, avec les plus respectueux sentimens, Mr., votre très humble &c.

Voltaire