Bologne 30 juin 1761
Monsieur,
Je ne saurais me refuser aux marques de votre amitié, mais il faut bien que je me refuse à ce haut degré d'estime, dont il vous plait de m'honorer.
L'amitié est un doux sentiment qui nait même parmi les personnes qui ne se sont jamais vues; s'accroît par des services, que l'on se prête mutuellement, ou par de petits présents que l'on s'entrechange; et se nourrit par un commerce de lettres, agréable moyen de réunir les esprits de ceux, qui sont forcés à vivre désunis de personne. L'estime est un sentiment plus solide et plus réfléchi, dans le quel la sympathie, la reconnaissance et le hazard ne doivent entrer pour rien.
Ce fut à l'occasion de faire paraître sur le Théâtre italien votre admirable Sémiramis que j'osai vous écrire la première fois pour avoir certaines instructions, que je crûs nécessaires à la justesse de la représentation. La politesse de votre réponse m'encouragea à continuer le commerce entrepris. Aux expressions simplement polies et cérémonieuses succédèrent les amiables et badines; et enfin à quelques mauvais écrits de mon crû, que je vous envoïai, vous répondites par le don de quelques unes de vos productions, qui n'étaient pas encore répandues, et de plusieurs livres anglais fort rares et fort estimables. Je compte donc le grand Voltaire pour mon ami, et je m'applaudis de ma conquête: applaudissez-vous de votre générosité, qui vous a rendu si affectioné envers moi.
Le titre que vous donnez à notre union est trop pompeux pour que j'ose l'accepter. Je ne fais qu'aimer et admirer les arts, que vous possédez en maître; je suis à peine initié dans ce goût qui forme la vivacité de vos pensées, et de vos expressions.
Vous vous êtes plaint à moi fort souvent des petits-maîtres, qui s'érigent en juges, et parlent décisivement de toutes choses: mais la France n'est pas le seul pays, qui en soit infecté. Hélas! l'Italie en fourmille, ma Patrie en regorge. Imaginez-vous ce que peut être la copie d'un misérable original. Plusieurs de nos jeunes gens se transplantent avec leur fantaisie dans votre Païs et se croient y être suffisamment naturalisés, dès que leur petite figure est parée d'une façon extraordinaire, dès-qu'ils ont le courage de franchir toutes les bornes de la bienséance et de la retenue, et dès-qu'ils ont acquis un certain fonds d'impertinence et d'effronterie qui les met audessus de tous les égards. Le bon goût pour le théâtre, grâces à ces Messieurs-là, ne bât que d'une aîle et est prêt à tomber. La Musique et la danse en ont exilé la brillante Comédie et la Tragédie passionée: bien loin de mettre le tems à profit, on aime à le tuer. Dans les loges, dans le parterre ce sont les spectateurs, qui veulent fixer l'attention et se faire remarquer par leur bruit: les acteurs doivent être contents de l'argent qu'ils gagnent. Quel dommage ne serait-ce en effet si les amateurs des spectacles devaient se tenir muets dans leurs places, et entendre patiemment parler les Voltaire, les Racine, les Corneille, les Moliere, les Goldoni! L'on n'a qu'à faire le tour des loges et après descendre au parterre, pour être extasié des traits d'esprit, des saillies, des bons mots, et de l'importance des discours, qui y règnent, et empêchent qu'on ne s'endorme aux fadaises de vous autres Auteurs: en vérité, mon ami, quelques uns de nos Théâtres vous consoleraient bien de la peine, que vous font les spectateurs français.
Le bon sens étant proscrit, il n'est pas étonnant, si les opéras et la danse exercent leur despotisme, car ce sont les spectacles, les mieux goûtés par ces compagnies d'étourdis, que l'oisiveté rassemble, que la médisance anime, et que la lubricité soutient. Les Eunuques et les danseurs, dont nous sommes véritablement inondés, sont pour l'art comique et tragique autant de Goths, d'Hérules, et de Vandales, qui dans les Théâtres ont apporté ou secondé l'ignorance et le mauvais goût. L'extravagance des Opéras sérieux, les grimaces des burlesques, et la Mimique des Ballets sont restés maîtres de la place.
Le célèbre Goldoni, qui a mérité vos éloges, a fait connaître que l'on peut rire sans honte, s'instruire sans s'ennuyer, et s'amuser avec profit. Mais quel essain de babillards, et de censeurs indiscrets s'éleva contre lui! Pour ceux que je connais personnellement, je les divise en deux classes: la première comprend une espèce de savans vétilleux que nous appellons Parolaj, juges et connaisseurs de mosts, qui prétendent que tout est gâté, dès-qu'une phrase n'est pas tout-à-fait cruscante, dès-qu'une parole est tant soit peu déplacée, ou l'expression n'est pas assez noble et sublime. Je crois qu'il y aurait à contester pour long tems sur ces imputations; mais laissons à part tout débat. La réponse est facile, c'est Horace qui la donne:
Et Dryden a ajouté fort sensément:
L'autre classe, qui est la plus fière, est un Corps respectable de plusieurs Nobles des deux sexes, qui crient vengeance contre Mr Goldoni, parcequ'il ose exposer sur la scène le Comte, le Marquis, et la dame avec des caractères ridicules et vicieux, qui ne sont pas parmi nous, ou qui ne doivent pas être corrigés. Le crime vraiment est énorme, et le criminel mérite un vigoureux châtiment. Il a eu tort de s'en tenir au sentiment de Despreaux:
Goldoni devait respecter même les travers des gens de condition, et se borner à un rang obscur et indifférent, qui lui aurait fourni d'insipide matière pour ses comédies.
Les Athéniens punissaient rigoureusement tout Auteur comique, dont la raillerie était générale et indirecte. Ils voulaient qu'on nommât les personnes, quelque fût leur rang, et jugeaient inutile la correction, que la Comédie a pour but, dès qu'elle ne décelait la personne ridicule ou vicieuse par son propre nom. Quel embarras ne serait-ce pour Aristophane, pour Ménandre la délicatesse de nos jours!
Mr Goldoni a répété tout celà plusieurs fois pour obtenir son pardon: mais on ne l'en a pas jugé digne. Je me trouvai à la représentation del Cavaliere e la dama, qui est une de ses meilleures Pièces. Vous en connaissez le prix, nous en connaissons tous la vérité; et ce fut justement la vérité de l'action et des caractères qui souleva contre l'Auteur ses premiers ennemis dans nôtre ville. On lui reprocha de s'être faufilé trop librement dans le sanctuaire de la Galanterie, et d'en avoir dévoilé les mystères aux yeux profanes de la populace. Les chévaliers errants se piquèrent de défendre leurs Belles: celles-ci les excitèrent à la vengeance par certaine rougeur de commande, fill apparente de la modestie, mais qui l'est réellement de la rage et du dépit.
Enfin, Monsieur, on pourra jouer sur la scène l'amour d'un Roi, dans Pyrrhus, qui manque à sa parole, l'impiété d'une Reine, dans Sémiramis, qui se porte à verser le sang de son époux, pour régner à sa place; les amoureux transports d'une Princesse, dans Chimène, pour le meurtrier de son Père; et tant d'autres Monarques empoisonneurs, traîtres, tyrans sans qu'il soit permis d'y exposer nos faiblesses?
Voilà le procès que l'on fait à Goldoni: imaginez-vous quels en peuvent être les accusateurs. Il a fait le sourd, il a continué son train, et par là il a obtenu la réputation d'Auteur admirable, et de Peintre de la nature; titres que vous-mêmes lui avez confirmés. Mais revenons.
Je vous remercie de tout mon cœur des complimens que vous me faites sur mon penchant pour le théâtre, et sur le goût que j'ai pour la représentation. Mais plusieurs de mes concitoyens m'en font un crime au lieu de m'en complimenter. Il n'y a peut-être rien de plus difficile, que de savoir connaître comment il faut apprécier l'opinion des hommes: trop d'indifférence peut nous faire des vauriens, trop de sensibilité peut nous rendre malheureux: je déteste les premiers, je plains les seconds. C'est pourquoi j'ai toujours tâché et tâcherai à l'avenir de respecter les loix divines, de me soumettre sans murmurer aux ordres de mon souverain, et d'en agir selon les règles de la plus saine morale et de la plus exacte probité; mais pour ce qui est de certaines maximes que les seuls préjugés du monde ont établies, je n'y souscris que lorsque mon plaisir, et ma tranquillité n'en souffrent point.
Je ris des discours de ces Aristarques, qui d'un ton caustique et sévère passent la journée à ne rien faire, et médisent charitablement de ce que les autres font. Le chant des cigales est ennuieux, mais il faudrait être bien fou, nous dit le célèbre Boccalini, pour se donner la peine de les tuer: avant que le soleil se couche elles crêveront toutes d'elles-mêmes.
Ce serait vous ennuyer mortellement que de vous faire un détail de toutes les contradictions, que j'ai soutenues, et des oppositions que j'ai rencontrées dans mes amusements de théâtre. Il n'en a pas fallu davantage pour faire que ce qui était en moi un simple goût, devînt ma passion prédominante:
Le jeu, la table, la chasse, et la danse seront des passetems applaudis, et c'est par là que la jeunesse de notre rang brille dans le monde tandis que la représentation théâtrale sera blâmée, et que l'on tournera en ridicule ceux qui s'amusent. C'est estimer plus les hommes, qui végètent, que ceux qui vivent. Je ne dis pas qu'on doive ranger au nombre des occupations sérieuses et importantes le jeu théâtral: je ne le conseillerais à un jeune homme, que pour un délassement utile, et pour un agréable moyen de donner un plein essort à cette vivacité fougueuse et bouillante, qui pourrait le porter à des jeux moins innocents. Les personnes toujours oisives, ou naturellement stupides n'ont que faire de cet exercice, et leurs talents n'y suffiraient pas.
Ne croïez pas, monsieur, que je veuille faire réjaillir sur moi l'éloge que je fais de l'art théâtral. Je l'aime passionnément, je vous l'avoue; mais je m'y connais à peine dans la médiocrité, et j'en use avec toute modération; non que j'en craigne les critiques, mais pour n'en pas émousser en moi le goût, qui m'y entraine; le papillon revenant sans cesse sur les mêmes fleurs, parce-qu'il ne fait que les effleurer légèrement.
Il ne peut y avoir d'apologie plus sensée et plus éloquente en faveur de l'art théâtral, que ce que vous en dites vous-même dans la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'adresser. Mais vos belles pièces en font un éloge encore plus complet.
Votre Tancrède a reçu jusqu'à présent tout le lustre, qui pouvait convenir à un excellent ouvrage. Composé par Monsieur de Voltaire, traduit en vers blancs par Monsieur Augustin Paradisi, l'un de nos meilleurs poëtes, dédié à Madame de Pompadour, cette aimable Aspasie de notre siècle, on ne peut rien ajoûter à sa gloire.
La Traduction en est admirable: vous connaissez les talents du Traducteur, et vous seriez bien-aise de le connaitre aussi personellement. Vous verriez un jeune-homme, qui joint aux grâces de la plus brillante jeunesse, la maturité d'un véritable savant, sans cet air de pédanterie, qui décrie la sagesse même. Ce n'est pas l'amitié que je proteste à ce digne Cavalier, qui me fait parler; mais plutôt c'est elle qui me fait taire, crainte de blesser sa modestie par mes louanges. Je vais l'avoir avec moi à ma maison de campagne, où d'ici à quelques jours je jouerai votre Tancrède. J'aimerais bien que la respectable dame, qui en protège l'impression, en protégeât aussi la représentation et les acteurs. Que ne puis-je l'en voir spectatrice! Que ne puis-je vous y voir auprès d'elle! Je me vanterais alors d'avoir rassemblé chez moi les trois Grâces, non pas peintes ou idéales, mais véritables et réelles.
A la représentation de votre Tancrède je joindrai la Phèdre de Racine, que j'ai traduite en vers blancs moi-même; n'en déplaise aux mânes du célèbre Ecrivain.
Les troubles littéraires qui inquiètent en France la République des savants ne seraient pas à blâmer s'ils étaient les effets d'une noble émulation. Mais qu'ils seraient honteux, si c'était l'envie et la cabale qui les fît naître! Je n'ose entrer dans cet examen, faute de connaissances; et quand même celles-ci ne me manqueraient pas, il me faudrait garder trop de réserve.
L'on attaque votre Réligion. Vous vous défendez avec vigueur. L'on attaque vos défenses aussi. Le stile de cette Pucelle, qu'on m'impute est, dites-vous, bien différent de celui qui parait dans tous mes Ouvrages. Soit, répondent vos Adversaires; mais est-ce qu'on ne peut pas en changer, et le travestir de façon qu'il devienne tout à fait méconnaissable?
L'unité de l'Eglise, l'invocation des saints, la Transsubstantiation, la Trinité sont exprimées dans vos vers, on ne peut pas mieux. Je suis donc, concluez vous, parfaitement Chrétien, parfaitement Catholique.
Vous ne voudriez pas en être cru, répondent vos ennemis, sur ce que vous faites prononcer à votre Mahomet, à votre Zaïre, à votre Zamore, et vous n'aspirez pas certainement au titre de Mahométan, ou d'Idolâtre.
Pour moi j'ai toujours connu que dans vos pièces c'est le Poëte qui parle au gré de la fantaisie, qui l'inspire: le cœur n'y a point de part; la réligion, la morale n'en souffrent point.
Quant aux ouvrages, que vous désavoués, je vous crois sur votre parole, et je sai que fort souvent on abuse du nom des auteurs fameux.
Enfin pour ce qui est de votre Religion, je m'en vais vous dire avec toute la sincérité d'ami, quel est près de moi le plus vigoureux argument. C'est votre Probité. Vous ne professeriez pas ouvertement une Réligion, sans en être intimément persuadé. Il est sûr que la nôtre est la véritable et la seule marquée au coin de la divinité. Vous ne sauriez parler ou écrire contre ce que vous croïez: je conclus donc que vos Ecrits sont innocents, ou qu'ils sont au moins composés dans cet esprit.
Le Pays où vous vivés achève votre apologie: la religion y est libre, et vous y pourriez sans masque faire paraitre au grand jour votre manière de penser. C'est pourquoi je ne saurais révoquer en doute la vénération que vous protestez hautement à notre saint Pontife, et l'entière déférence à son infaillible autorité.
Je me réjouis avec vous, Monsieur, des persécutions, que forment contre vous vos calomniateurs: Censure, dit très-bien le docteur Swift, is the tax a man pays to the Publick for being eminent. Il n'y a pas de Pays littéraire, qui n'ait ses Frérons: mais il n'y a que la France, qui puisse se glorifier d'un Voltaire: et si vous êtes en butte aux critiques, et aux impostures, c'est que votre nom excite l'envie aussi bien que l'admiration.
Il est dommage pourtant que l'art satyrique soit devenu le partage de l'ignorance et de la malignité:
Quelquefois des zélateurs sincères sont des censeurs indiscrets; et alors il faut leur dire avec Cicéron: Istos homines sine contumelia dimittamus; sunt enim boni viri, et quoniam ita ipsi sibi videntur, beati. Mais il est fort rare et je dirais presqu'impossible, que le zèle sincère produise jamais la médisance.
J'ai lû l' Oracle des nouveaux philosophes, la Lettre du diable, et d'autres pièces détestables, où l'on vomit contre vous mille injures, et invectives. J'y entrevois la rage qui les dicte, et point du tout la raison, ni la vérité. Ce même acharnement vous donne gain de cause, et rend plus facile la décision entre vous, et vos Adversaires. Voici ce que dit Leibnitz dans une lettre à la comtesse de Kilmansegg: Un cordonnier à Leyde, quand on disputait des thèses à l'Université, ne manquait jamais de se trouver à la dispute publique. Quelqu'un qui le connaissait lui demanda s'il entendait le latin; non, dit-il, et je ne veux pas même me donner la peine de l'entendre. Pourquoi venez-vous si souvent dans cet Auditoire? C'est que je prens plaisir à juger des coups. Et comment en jugez-vous sans savoir ce qu'on dit? C'est que j'ai un autre moyen de juger qui a raison: et comment? C'est que quand je vois à la mine de quelqu'un qu'il se fâche, et qu'il se met en colère, je juge que les raisons lui manquent et qu'il a tort.
Il me semble que cet Artisan raisonnait fort juste, et je m'en tiens à son raisonnement dans plusieurs occasions. En faisant de même vous répondrez par mille remerciments à tous vos persécuteurs. Le tems viendra que tout le monde pourra s'écrier sur votre compte:
Je vais dans peu de jours me tranquilliser à la campagne. Le Recueil de vos ouvrages est l'ami le plus fidèle, le plus gai, et le plus utile, qui m'y accompagne. En vous lisant je répète sans cesse d'après Monsieur Algarotti
Je vous souhaite de tout mon cœur, long life, good health, and uninterrupted peace.