[c. 10 April 1767]
Vous devez connaître depuis longtemps, mr, combien tout ce qui vous intéresse est en droit de m'affecter vivement.
Je n'ai jamais conçu, même dès ma première jeunesse, que l'on pût se croire né pour les lettres lorsqu'on n'éprouvait pas pour vos ouvrages le goût le plus passionné: j'ai toujours regardé ce goût comme le sceau du génie. Peut-être vous rappellerez vous une épître en vers que j'eus l'honneur de vous adresser dans un temps où le public n'avait pas encore réparé l'indigne accueil qu'il avait fait à votre tragédie de Semiramis: j'osais penser, sentir et dire alors ce que tout le monde s'est fait gloire de penser, de sentir et de dire deux ans après. Aujourd'hui ce n'est pas le public entier, ce n'est pas le cri général qui s'élève contre votre nouveau drame. Cependant je n'ai pu voir sans chagrin l'indécence avec laquelle on en a reçu la première représentation. Il est vrai que dans celles qui l'ont suivie, la voix des connaisseurs et celle des gens honnêtes l'a un peu emporté sur les rumeurs de la cabale et du mauvais goût: mais les propos des beaux esprits et d'une partie du beau monde ont toujours été aussi révoltants. Ce babil éternel qui dit tout et ne prouve rien; cette connaissance superficielle et cette ignorance profonde de l'art dramatique jointes à la fureur d'en juger sans appel: cette fausse subtilité qu'on appelle justesse d'esprit, qui veut tout disséquer, tout analyser, tout quintessencier, anéantissent goût, sentiment et raison même. On vient à une tragédie bien endurci, bien aguerri contre le beau et le pathétique: on n'a d'autre objet que de chercher dans les meilleures scènes quelques prétendus défauts dont la découverte peut faire honneur le soir dans un souper.
Le croirez vous mr, on vous a jugé aussi lestement que l'on jugerait un de ces écoliers qui nous apportent un portefeuille de tragédies en sortant du collège. Deux ou trois négligences quas aut incuria fudit aut humana parum cavit natura, ont suffi à quelques gens pour leur faire condamner un drame entier, et le drame d'un grand maître, à qui cinquante ans de gloire pouvaient donner des privilèges. On vous a chicané sur la langue, vous Voltaire! . . . Proh pudor! . . . et je ne doute pas que plusieurs de nos journalistes ne vous donnent bientôt de nouvelles leçons de français. Un d'eux, à ce que l'on m'assure, soutint, il y a quelques mois, que la Henriade était mal écrite et s'imagina avoir prouvé qu'il n'y avait pas un vers passable dans toute la magnifique description du combat de d'Ailly contre son fils. Cet homme n'est assurément ni poète ni grammairien.
Je m'aperçois que ces pointilleries minutieuses sur la langue sont aujourd'hui le grand fonds de boutique de nos faiseurs de feuilles. Malheureusement pour eux c'est aussi le grand fonds de leurs erreurs et de leurs sottises. Les pauvres lecteurs en emportent leur bonne provision. Les gens du monde qui ne savent guère leur langue par principes sont ordinairement les dupes de ces chicanes absurdes. Chaque cercle de la bonne compagnie a son connaisseur en titre, chaque société bourgeoise a son puriste qui décide, qui tranche, qui cite à tout propos les règles qu'il ignore. Il faudrait sans cesse ramener ces docteurs aux premiers éléments; il faudrait avoir toujours à la main les tropes de Du Marsais, et expliquer ce que c'est qu'une sinecdoque, une métonymie.
Il faudrait, pour réfuter ces pédants, paraître pédant soi même. Qu'ils exercent leur critique ridicule sur les ouvrages d'un jeune auteur, ce n'est pas du moins une présomption bien grande: mais pour vous traiter de la même manière, ils ont besoin de l'ignorance la plus courageuse. Au reste il y a long-temps que l'on dit que les petits talents trop multipliés étouffent les grands. Tout l'esprit de ce siècle est en monnaie, les pièces d'or ne se trouvent plus. Je ferais un volume, au lieu d'une lettre, si je voulais compter tous les abus dont nous avons à gémir. Le plus fâcheux de tous est l'abus de la philosophie: car ce sont les meilleures choses dont l'abus est le plus funeste. J'ai combattu celui-ci avec un peu de vivacité dans les vers que je vous envoie: et en effet, comment voir de sang froid tous les arts désolés par cette fourmillière de petits philosophants qui nous assaillent de toutes parts. Mais j'ai eu grand soin, dans ce siècle des équivoques de bien distinguer la véritable philosophie, la philosophie du génie, la vôtre, mr celle des Montesquieu, des Buffon, des d'Alembert, d'avec cette philosophie du froid bel esprit, qui est si pauvre, si mesquine, si sèche; à qui l'on a fait grâce en la nommant le squelette de la raison, et qui en est à peine l'ombre. Ceux qui la suivent ne manquent pas, aussitôt qu'on les attaque de se mettre à couvert derrière les grands hommes qu'ils croient imiter et de feindre qu'ils font cause commune avec eux. Ils ont voulu me jouer ce tour à propos de quelques vers du Siège de Calais, sur les Cosmopolites. Mais ils n'ont pas réussi. Les vrais philosophes, en prêchant l'amour du genre humain, recommandent un amour de préférence pour nos compatriotes, nos amis et nos parents. Ils n'ont jamais dit qu'un Français dût aimer également son roi, son père et un Hottentot. C'est dans leurs écrits que j'ai puisé la morale renfermée dans ces vers:
Aussi ces véritables philosophes ne se sont pas crus blessés par un portrait où leurs faux imitateurs ont pu se reconnaître: c'est un petit avis où je n'avais pas mis d'adresse; tant pis pour ceux qui y ont mis la leur.
Mais je vous distrais trop longtemps; je finis en vous demandant encore des modèles de la bonne tragédie. Croyez qu'en dépit des cabales, vos élèves trouveront toujours à profiter dans les drames que vous voudrez bien faire pour eux. O mon maître, voyez combien vos leçons et vos exemples nous [sont] encore nécessaires! J'ai un titre, sans doute, pour vous en demander; j'en ai besoin plus que personne.