1770-01-25, de François Louis Allamand à Voltaire [François Marie Arouet].

Monsieur,

Le Coche m'a envoyé la chose qui n'est pas, car je reçus, Vendredi dernier, de sa part Une Oeuvre Théologique, soi disant Raisonnable, & c'est là une Contradiction in adjecto, c'est à dire, je crois, dans les termes.
En effet, Monsieur, puisque Logos signifie Raison, si Theos vient de deidos, & pourquoi n'en viendrait il pas aussi bien que d'autre part puisque primus in orbe Deos fecit timor, il est clair que la Théologie n'est autre chose que peur de la raison, & qu'ainsi L'œuvre en question ne peut étre Théologique, & Raisonnable en méme tems; Q. E. D.

Quoi qu'il en soit, cette Œuvre là me prend trop à son avantage. Pendant que j'étais à travailler de toutes mes forces, pour la vigne de mon Maitre, il a permis que la mienne fût grêlée impitoyablement, et qu'au lieu de 1200 bonnes pintes de vin nouveau que je devrais avoir actuellement à boire, ou à vendre, je suis réduit à quelques bouteilles de vieux, qu'il faut reporter chaque fois à demi pleines, pour n'étre pas à sec le lendemain. Avec cela comment aurais-je le cœur de prendre fait & cause pour la raison? Deorum injuriae Diis curæ, puisqu'on me grêle comme si ma vigne n'était que du persil, & moi un Amorrhéen, ou le Curé Meslier. Qui sait pourtant si ce n'est point mon attachement pour l'ouvrier de l'oeuvre qui m'a attiré cette avanie? Et néantmoins ce n'est pas comme Ante-Christ que j'aime & que j'honore cet ouvrier là; c'est comme étant Lui méme un des plus admirables chefs d'oeuvre de celui qui a fait toute L'armée des Cieux. Il pourrait bien étre damné pour les siens; mais il ne l'est pas encore, puisqu'il a été batisé, & je n'ay pas oublié ce que feuë ma Grand-Mère disait, pour mes raisons, toutes les fois qu'on instruisait mon procés pour quelque Espièglerie, c'est qu'il y a 12 heures au jour; ce qui devait signifier qu'il ne faut désespérer de rien, ni de personne. Qui sait donc si le Coche ne m'apportera point à la fin quelque Oeuvre Philosophique qui sera bonne chrétienne? Je vous souhaite, Monsieur, de bon an, que nous vivions assés vous & moi pour cela, & pour voir la Czarine ouvrir toutes les portes du sérail, & faire chanter le Trisagion à ste Sophie ou Louïs le b. A. remis au courant par Mr. L'Abbé contrôleur des finances; (le bon païs où un Abbé peut encore étre contrôleur des finances!) Enfin, vivons assés si nous pouvons, pour voir l'ami de Mad. Geoffrin Roi sur son trône, & le sort de la société décidé. Si j'en étais le maitre, il le serait bientôt: je crois que l'heureuse application de Marforio sur Clement tombant de Cheval, la tirerait d'affaire. En attendant, je ne sai plus que dire à Christian De Vos pour le remercier de ce qu'il ne se rebute point d'acquérir de nouveaux droits sur ma Reconnaissance: Je voudrais seulement qu'il eùt bien voulu joindre à l'œuvre quatre lignes d'un pouce en quarré, pour m'apprendre que vous avés toujours le mot pour rire. Car ce n'est pas le tout que mettre Dieu & les hommes sur le Théâtre, il faut se porter bien quand on a 76 ans, & qu'on est au milieu des neiges & des glaces aussi bien que moi, qui n'ai guères qu'une sixième de moins. Ce sujet de murmure ne m'empêche pas de savoir bon gré à Mr. Voss, ne fùt ce que d'avoir si bien justifié la Défense de lire l'Ecrit: Ste sans permission de l'ordinaire: chose dont on fait par deçà un si grand crime à l'Eglise Romaine, & que Mr. Armand a eu le courage de nier si hardiment. Pour moi, il y a longtems que je disais d'elle in petto, Sapuit! & je le dirais bien mieux si l'on avait laissé lire les gens quand ils avaient de la foi de rester; pour remettre la loi dans l'aule avant que les Oeuvres Théologiques vinssent tirer le parti que voilà de cette lecture, faite, j'en jurerais bien sans la moindre permission de l'ordinaire.

J'ai appris de Grasset qu'il a de vous, Monsieur, celle de vous imprimer en 34 Volumes; & il m'a envoyé une montre de l'Edition, qui est fort bien. Il ne pouvait rien lui arriver de plus salutaire à sa Compagnie; Hic meret aera liber sosiis. D'ailleurs je suis flatté de L'honneur que vous faites à notre païs. Si je pouvais étre à Lausanne durant L'impression, je ne céderais, de bonne grâce, à personne la revision des Epreuves, dussiés vous étre, de tems en tems, importuné de mes doutes & scrupules: Car, ma vanité serait, non pas que notre Edition fermât la bouche aux &c. & aux &c. mais de donner contentement à ceux qui sentant L'importance de cette riche collection, voudraient qu'il n'y demeurât rien de ce qu'Horace aurait appelé Paucae maculae, Quas aut incuria fudit, Aut humana parum cavit natura. La Collection à part, & supposant qu'il s'agit de tenir le Compositeur en respect sur l'Oeuvre Théologique, L'Auteur trouverait il mauvais que je lui proposasse de voir à quoi sert tout ce mépris, cette aversion & cette exécration qu'il marque pour ce povre peuple Juif, qui, tout en rognant nos ducats, a pourtant la gloire unique de couvrir la plus belle partie de la Terre des rejettons de sa loi & de ses Prophètes, d'en avoir eu le pressentiment en méme tems que les Romains avaient celui de leur Empire, de survivre à cet Empire, & à tant d'autres Monarchies qui semblaient avoir pris à tâche de l'anéantir, & de compter Copernic, Galilée, Gassendi, Bacon, Kepler, Descartes, Newton, Corneille, Racine, &c. l'Hermite de Fernex, avec qui je n'ay garde de mettre ceux de la Charente & de la Marne en rang d'oignon, de les compter, dis je, entre ceux qui ont été batisés au nom de l'un de ses Citoyens. Ce traittement fait à ce peuple dans lequel on ne peut s'empêcher de reconnaitre un très singulier monument de l'antiquité la plus reculée, traittement qu'il partage au surplus avec tant de [?bons] bénéficiers qui nous ont conservé, de leur côté, tout ce qui nous reste de l'ancienne culture de l'Esprit humain, que peut il produire que l'irritation des esprits, le désir de la vengeance, & de faire une querelle d'injures & de fureur, de ce qui devrait étre une pure affaire d'examen, de discussion tranquille, & de raisonnement? N'y aurait il donc rien à gagner, pour toute bonne fin, à dessaler un peu ce qui a été lâché dans ce ton d'aigreur, & à donner aux disciples de J. Ch. l'exemple de la douceur & de la débonnaireté qu'il s'attribue, & dont il s'est rarement écarté? Je sais bien que cette douceur est dans le systéme de Tolérance, mais je la voudrais par tout ailleurs, & qu'il n'y eût aucun prétexte de dire, qu'à en juger par le style des Philosophes, s'ils sont jamais les Maitres, ils seront aussi hommes que l'ont jamais été & les Juifs & les Chrétiens.

Je voudrais aussi revoir tous les faits allégués dans la chaleur de la composition; p. ex. je trouve pag. 60, Qu'il n'y a pas un mot dans l'oraison pour Flaccus qui ait le moindre rapport à la Citation de Warburton: Cependant j'ai un vieux gros Ciceron qui me sert à tenir en presse mes petits colets, & qui dit dans cette oraison que pacatis Judais, tamen istorum religion sacrorum abhorrebat à splendore asta imperis gravitate nominis. Je vois bien que ce que Ciceron n'a peut étre voulu dire que des rites du Culte Juif il plait à Mr. Warburton de l'entendre de L'objet de ce Culte, & que citant de mémoire il met son Commentaire à la place du texte; mais, peut on dire que ce texte n'a pas le moindre rapport à la citation?

Pag. 72, 73, 74. N'y a t'il pas un peu de malice à mettre Adonai dans tous ces passages allégués de Josué, & des Juges, lorsque le texte a toujours Jehova? Adonaï signifie Monsieur, & n'était qu'un simple titre commun à toutes les menues divinités, & méme à tous les messieurs du païs. Jehova n'est il pas tout autre chose? Ce mot parait signifier L'Etre par Lui même, & c'était le nom propre du Dieu des Juifs, le méme, j'en conviens, que l'Iaho de Santionation; mais n'y a t'il donc point de mérite à ce peuple d'avoir su choisir ce nom, & faire dire à son Dieu que c'est le sien? Je suis.

Pag. III.Il ne pouvait pas dire à son peuple, Exod.xxx.13, de payer selon le sicle du Temple, puisque les Juifs n'eurent de Temple que plusieurs siècles après; sur quoi le lecteur est invité, à la marge, de voir si le sceau de l'imposture fut jamais mieux marqué. Mais il n'y a pas au texte le sicle du Temple; c'est la Vulgate qui a fait cette faute, si c'en est une; Il y a le Sicle du Sanctuaire, Schassel Hakkodesch, & ce Sanctuaire où l'on gardait l'étalon des mesures convenues était dans le Tabernacle au tems de l'Exode, comme il fut au Temple dans la suite. Et après tout vous savés, Monsieur, que le Tabernacle peut trés bien s'appeller Temple en Latin.

Pag. 75. On fait dire à Jeremie Que le seigneur Melchom s'était emparé du pais de Gad, & on en conclud que Melchom était reconnu Dieu par les Juifs, & si bien reconnu que Salomon lui sacrifie depuis, sans qu'aucun Prophète l'en reprit; Mais 1. le Texte ne dit point le seigneur Melcom, il y a Leur Roi, est le Roi des Ammonites, Malcam. 2. Ce n'est pas depuis, c'est longtems auparavant que Salomon avec ses mille-femmes encensa au Dieu Mil-con. 3. Il en fut bien tellement repris, voy. 3 Rois xi.5–11.

Pag. 145. Il est dit qu'après une infinité de révolutions &c. il s'éleva parmi les Juifs des Citoyens qui dépouillèrent les Prêtres de leur autorité usurpée, & qui prirent le nom de Rois. Ces Prêtres sont les Pontifes-Princes asmonéens; mais, ces Citoyens qui s'élevèrent pour régner après eux, ne furent ils pas les Pontifes asmonéens eux mémes, qui loin de dépouiller les Prêtres joignirent le Titre de Rois à celui de Pontifes?

Pag. 152, & plusieurs fois ailleurs, ainsi qu'en d'autres Ecrits parallèles on cite toujours le Toldos Jesu, ou Jeschut; mais & Toldos & Jeschut sont ils des mots dans aucune de nos langues, & ne faut il pas écrire Tholdoth [?Jeschuak]?

Pag. 171, 172. Le Lecteur est défié de produire un seul passage des Evangiles d'où l'on puisse inférer que Jesus ait songé à établir un culte nouveau sur les ruines du Judaïsme; mais voy. Matth. xxviii.18–20, et Jean iv.21, 23–24. Remarqués surtout ce dernier passage qui entre si bien dans l'Esprit de l'œuvre Théologique.

J'avoue, Monsieur, qu'au fond ce ne sont là que des bagatelles, et que quand on en pourrait relever beaucoup d'autres pareilles, reste toujours le fond des choses qui ne laisse pas d'étre d'une importance infinie, & de démontrer que la Religion a grand besoin d'étre rendue plus utile au monde, & plus digne du siècle que vous avés éclairé; mais, de grâce, travaillons y donc sérieusement, & de sang froid; Prennons méme les Propositions honnétes de l'oeuv. Théol. pour préliminaires, & qu'on forme un congrès qui offre enfin au genre-humain en articles clairs et précis la Religion dont il a besoin. Je me persuade que quatre Plénipotentiaires que vous nommeriés régleraient en trois jours sous votre médiation, tous les articles de la Paix universelle, & je ne doute presque pas qu'ils ne fussent bien près d'étre acceptés dans toute l'Europe en moins de dix ans. Voilà mon Château en Espagne; il ne tient qu'à vous de le réaliser en formant le congrès à Fernex.

Mais à quoi bon tout ce babil? Je serai trop heureux que vous ayés la bonté de pardonner toutes ces Libertés au vif & très sérieux intérêt que je ne laisse pas de prendre à toute bonne oeuvre. Il est d'ailleurs très certain que je n'aurais pas eu la moindre tentation de les hazarder ici si je vous honorais un peu moins. — Et la réhabilitation des Sirven qui est votre ouvrage, à quoi songeai-je de ne pas vous en féliciter? Voilà une œuvre chrétienne celle là! Elle vous a valu dans la Gazette de Berne le titre de Nestor du Parnasse. Cela peut passer, mais j'aime mieux vous appeller le Génie tutélaire de l'innocence contre la tyrannie du fanatisme. Puissiés vous conserver assés de vie & de forces pour achever de la désarmer! J'ai l'honneur d'étre avec le plus tendre & le plus respectueux dévouement

Monsieur

Votre trés humble & très obéissant serviteur

Allamand