Monsieur,
C'est depuis long-temps, Monsieur, que je brûle d'envie de témoigner hautement aux gens de lettres et à vous tout le transport d'admiration, dont vos ouvrages m'ont frappé. Dès qu'ils me sont tombés entre les mains, j'ai crû reconnoitre le modèle du Beau, que j'avois jusqu'alors recherché vainement, et je me suis aussitôt recrié: voilà mon Apollon et mon Génie; je n'en veux point d'autre. Si les Commentateurs avoient consacré leurs travaux à des auteurs tels que vous, Mathanasias n'auroit pas les rieurs de son côté. Je serai toujours persuadé que vous étes l'unique écrivain pour qui c'est étre raisonnable que d'étre enthousiaste. Protée de la belle littérature vous prenez à votre gré toutes les formes, et dans chacune on reconnoit toujours la méme divinité qui brille de toutes parts par de traits de lumière et de feu, dont il n'est pas permis d'ignorer la source. Mais ce qui vous rend à mes yeux le plus grand des Auteurs, c'est que vous avez rétabli la poésie et l'éloquence dans ses anciens droits presqu'oubliés d'instruire l'univers et d'étre l'organe de la sagesse et de la vertu. Je révère en vous le Poète de l'humanité; et n'en déplaise aux Orphées, et aux Amphions, je vous trouve bien plus propre qu'eux à opérer les prodiges mystérieux de charmer les bétes, et d'attirer les bois. Que je chéris cet amour du genre humain qui dirige toujours vótre plume! que j'aime à voir la vérité dans vos écrits tantôt s'armer des foudres de Jupiter pour écraser de grands préjugés, que les Philosophes ne font qu'indiquer froidement; tantôt se parer de la ceinture de Venus pour nous inspirer les plus belles et les plus douces vertus sociales; quelquefois en prenant l'air badin de Momus purger la société et la littérature de certains insectes, qui pour étre petits, n'en sont pas moins nuisibles, et les percer de traits d'autant plus mortels, qu'ils sont plus légers et plus fins.
Ma foi, Monsieur, j'allois écrire une épitre, et je m'apperçois que j'ai presque fait une ode. Ce n'est pas ma faute, si c'en est une. Le moyen de se défendre de l'enthousiasme, quand c'est de Voltaire qu'on écrit? Il faut donc vous dire, Monsieur, qu'ayant traduit, il y a quelques années, deux de vos tragédies, pour les donner à déclamer à une élite de jeunes-gens, je prens la liberté de vous les adresser, non comme un essai de mon foible esprit, mais comme un hommage publique que j'aime à rendre à votre mérite. L'étrange compliment, direz-vous peut-être, que de présenter moi-mème à moi-mème tout défiguré. Je pourrois, Monsieur, pour ma justification vous étaler ici tous les lieux-communs des Traducteurs: mais je veux bien vous en faire grâce. Je pardonne à la diversité du langage et de la versification tous les obstacles qu'elles m'ont opposés, pour ne me plaindre que de vous. Avouez, Monsieur, que ce n'est pas une petite affaire que d'étre aux prises avec un modèle tel que vous. Vous mettez au même point les Traducteurs, et les écrivains: vous désespérez à la fois les uns et les autres. On est bien plus à son aise avec la plûpart des auteurs. Il est permis quelquefois de gâter son texte sans que personne ait lieu de s'en plaindre: celà ne tire point à conséquence. Sentiment pour sentiment l'un vaut bien l'autre. Mais comment prendre des mèmes libertez en transportant d'une langue à l'autre des ouvrages d'une beauté de style si achevée, qu'il faut se récrier à tout moment avec vótre Pangloss, mais peut-étre avec plus de raison que lui, tout est bien, tout est au mieux, tout est on ne peut pas mieux? D'autre part comment vous traduire au pied de la lettre? En tâchant de rendre vos mots, j'aurois affoiblis vos traits. J'ai tâché de mon mieux de m'écarter également de ces deux fâcheuses extrémitez. Si vous ne vous déplaisez pas tout-à-fait dans cet habillement étranger, j'en serai ravi; si j'ai manqué mon but, je m'en consolerai aisément, parce que j'espère que cela tournera moins à mon désavantage, qu'à votre gloire. J'ai joint à ma Traduction moins à mon désavantage, qu'à votre gloire. J'ai joint à ma Traduction quelques discours. Dans celui sur Cesar, vous verrez que je me suis fait une difficulté que j'ose proposer à vous mème. Je l'aurois dissimulée, si je vous respectois moins. Instruisez-moi, redressez-moi: je serai plus charmé de vos corrections, que des éloges des autres. Vous verrez aussi un essai sur l'origine et les progrès de l'art Poétique. Si l'impartialité et la franchise que j'ai puisée dans vos écrits a le bonheur de vous plaire, je me croirai assez dédommagé des reproches que je ne peux manquer de m'attirer de la part du vulgaire des Critiques. Votre approbation est un passeport pour le paÿs de la postérité qui vous appartient par tant de droits. Ce seroit ridicule pour moi que d'y prétendre; mais je n'ose y aspirer que comme à la suite d'un grand Prince qui prend possession de son domaine.
Je suis, Monsieur, avec tout le respect que les rangs usurpent sur les talents
Le plus zélé de vos admirateurs
L'abbé Cesarotti