A Neisse, ce 2 de novembre 1741
Enfin, quittant de Mars les sanguinaires champs
Je revole vers mon asile,
Où pesant au poids d'or les précieux moments
Que la Parque avare me file,
J'occuperai d'un soin utile
La course passagère et rapide du temps.
J'ai vu le néant de ce monde,
La soif de l'intérêt, la rage des grandeurs,
Et l'ambition qui se fonde
Sur un frivole amas d'erreurs;
J'ai vu le ridicule et même les noirceurs,
Dont l'âme des humains, hélas! est trop féconde;
J'ai vu la louche illusion
Et la paresseuse habitude,
La vanité de l'opinion
Et la perfide ingratitude;
J'ai vu de l'esprit vain, de la frivole étude
Les colonnes d'Hercule, où la fière raison
Baisse humblement le pavillon;
J'ai vu dessus son char triompher la victoire;
Mon cœur idolâtra, dans ses premiers transports,
Le fantôme éclatant de la superbe gloire,
Il m'étala tous ses trésors.
J'ai vu la cohue importune
D'un peuple ivre de nouveautés
Assaillir de tous les côtés
Ce temple de Protée où règne la fortune,
La mode, les faveurs et les diversités,
Que le souffle léger du volage Zéphyre
Fait édifier et détruire.
J'ai considéré le torrent
Du destin des mortels et de l'événement,
Dont le cours orageux traîne avec soi notre être
Des portes de la vie aux portes du néant,
Et nous donne assez à connaâtre
Que le monde est un charlatan
Qui n'est point ce qu'il veut paraître.
J'ai vu par la faux du trépas
Mes plus tendres amis moissonnés dans mes bras.
O ciel, faut il que ta lumière
Eclaire encore ma paupière,
Lorsque mon cœur me quitte et vole sur leurs pas!
Ce cœur leur sert de mausolée,
Et dans mon âme désolée
Leur nom est immortel, ainsi que mes regrets.
Je renonce aux parfums de Flore,
Aux roses qu'elle fait éclore,
Pour leurs myrtes et leurs cyprès.
Mais quoi? dans ce moment de douleur et de peine,
Où paraît à mes yeux dans toute sa clarté
La redoutable vérité,
Quel pouvoir inconnu, malgré moi, me ramène
Au dédale du monde et de la vanité?
Que de nouveaux liens, une plus forte chaîne,
Souverains de mon âme et de sa légèreté,
Insensiblement la ramènent
A l'autel de la volupté?
Ainsi notre raison facilement s'allie
Aux écarts insensés de notre frénésie,
Et l'univers est en effet
Le théâtre de la folie,
D'acteurs tous dignes du sifflet.
Ainsi délivrés de l'attrape
Que lui préparait le pêcheur,
A peine la carpe en échappe
Que, retombant en son erreur,
Le même hameçon la rattrape.
Ce changement perpétuel,
Voltaire, où notre esprit se plie,
Sa facile inconstance et sa superficie,
Ce passage surnaturel
De la sombre misanthropie
Au plaisir le plus vif et le plus sensuel,
Est du songe de notre vie
L'unique et vrai bonheur réel.
Je vous fais tout ce bavardage d'une ville dont messieurs les Autrichiens sont sortis hier bien malgré eux, et où nous avons été bien aises d'entrer. Je pars pour Berlin et les sciences, quitte envers Mars et Bellone; j'y serai le douze, où je compte de faire rentrer mon esprit dans son assiette naturelle et de vous écrire avec un peu plus de bon sens que par le passé. Adieu, Voltaire, Henriadien, Louis quatorzien, Newtonien et surtout amico Federici !
Federic