1756-07-07, de Voltaire [François Marie Arouet] à Élie Bertrand.

Mon cher philosophe, on est quelquefois bien honteux de remplir ses devoirs.
J'ay cru en remplir un en vous envoiant ce gros receuil, mais soyez bien sûr que je sens combien un tel hommage est à plusieurs égards indigne d'un homme qui pense si bien. A force d'avoir écrit on finit par souhaitter de n'avoir jamais écrit. On sent la vanité et le néant de tous ces amusements de l'oisiveté. S'il y a dans ce ramas informe quelque chose qui demande grâce pour le reste, et qui puisse vous faire passer un demi quart d'heure sans ennui, je serai presque consolé d'avoir perdu tant de temps dans ces pénibles et frivoles occupations. Peutêtre l'histoire générale qu'on imprime méritera t'elle un peu plus vos regards parce que j'ay choisi des matières plus intéressantes. Je n'ay point songé dans cet ouvrage à avoir de l'esprit mais à donner à ceux qui en ont de fréquentes occasions de réfléchir. Ce seront les lecteurs sages qui feront mon livre, et il sera meilleur entre vos mains que dans d'autres. J'étais las des historiens qui m'aprenaient que Volfang épousa Eleonor, et que Jean succéda à Pierre. J'ay voulu voir quid turpe quid utile quid non, et vous le verrez bien mieux que moy.

Madame de Freidenrick est elle à Berne? Voulez vous bien luy présenter mes respects et ceux de toute ma famille que j'ay rassemblée au bord du lac. Ne m'oubliez pas je vous en supplie auprès de M. le banneret, si vous luy écrivez.

Je crois que le siège de port Mahon tire à sa fin, et qu'avant le mois d'aoust les habitans des iles Casserides n'auront plus d'île dans la Méditerannée. Il est bon que chacun reste chez soy. Je vous embrasse tendrement mon cher ami.

V.