1758-08-27, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Ursule de Klinglin, comtesse de Lutzelbourg.

Une lettre de vous madame que j'ouvre en arrivant à ma cabane des Délices me rend mon séjour plus agréable, mais aussi elle me fait regretter l'isle Jard.
Puissiez vous, madame n'être pas noyée une seconde fois dans votre ile, puissiez vous n'y recevoir que d'agréables nouvelles de l'armée où est monsieur votre fils! Je plains fort ceux qui ont des maisons de campagne à Louisbourg. Ils s'en sont défaits comme vous savez en faveur des anglais qui sont maîtres de l'île, de la ville, de la garnison, de nos vaissaux etc. Il ne nous restera bientôt plus rien dans l'Amérique septentrionale. Mais afin de ne point faire de jaloux ils vont caresser touttes nos côtes de France l'une après l'autre. Vous savez que la désolation de Paris est grande non parce que Louisbourg est pris, non parceque nous sommes battus partout et que nous allons l'être encore, mais parcequ'on manque d'argent et qu'on craint de nouvaux impôts. On a du moins le plaisir de se plaindre et de crier contre tous ceux qui conduisent notre mauvaise barque.

Je ne dois plus penser à Champignele madame. J'apprends que la terre est substituée. La maison du prince Estérasi ou comte Esterasi est je pense une maison de fille, un petit pavillon pour souper et pour ne point dormir. Ce n'est pas là mon fait. Il me faut une belle et bonne terre, bien vivante. Mais on passe sa vie en projets et on meurt au milieu de ses rèves.

Je vous remercie bien vivement madame de la bonté que vous avez eüe de faire mention de moi dans votre lettre à votre amie de Versailles. J'en suis d'autant plus aise que je ne lui demande rien, et je me bornais à souhaitter qu'elle sût que je conserverai toutte ma vie de la reconnaissance pour elle. Un tel sentiment est toujours assez bien reçu, mais il doit l'être encor mieux quand il passe par vos mains, il en a l'air plus vrai. C'est un véritable service que vous m'avez rendu, et au quel je suis très sensible.

J'ay envoyé au markgrave de Bade-Dourlak la note des tableaux de Vandermeule et du beau Vandeik. L'immensité de ces tableaux ne leur permet de place que dans une gallerie de prince. Les galleries genevoises ne sont pas faittes pour eux.

Adieu madame, je serai toujours fâché que Geneve soit si loin de Strasbourg. Madame Denis vous assure de son attachement. Vous connaissez les sentiments de L'oncle qui vous est dévoué pr la vie.

V.