1768-02-26, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Jean François Hénault.

Mon cher et illustre confrère, vous ne voulez donc pas placer le maréchal de la Meilleraie parmi les surintendants?
Il le fut pourtant en 1648. C'est un fait avéré.

Je vous avais proposé aussi, de mettre Abel Servien à sa place, avec Nicolas Fouquet puisqu'ils furent tous deux toujours surintendants conjointement.

Mais j'ai de plus grandes plaintes à vous faire. Comment avez vous pu dans votre nouvelle édition démentir la bonté de votre caractère et la douceur de vos mœurs dans l'article Servet? Il semble que vous vouliez un peu justifier Calvin et tous les persécuteurs. Vous flétrissez l'indulgence, la tolérance, du nom tolérantisme, comme si c'était une hérésie, comme si vous parliez de l'arianisme et du jansénisme. Vous n'ignorez pas que le meurtre de Servet est une violation criminelle du droit des gens, un véritable assassinat commis en cérémonie, et qui devait attirer sur les assassins le châtiment le plus terrible? J'ose croire que si le mot d'arien n'avait pas retenu Charles quint, ou plutôt, s'il n'était pas tombé dès lors dans le triste état qu'il alla bientôt cacher dans la solitude de st Just, il aurait puni sévèrement cet outrage fait dans Genêve, ville impériale, à la nation espagnole. C'était un attentat inouï d'arrêter sans aucun prétexte un sujet de Charles quint qui voyageait sur la foi publique, muni de bons passeports. Servet ne voulait coucher qu'une nuit à Genêve pour aller en Allemagne. Calvin, qui le sut, le fit saisir comme il partait de l'hôtellerie de la Rose. On lui vola quatre-vingt-dix-sept doublons d'or, une chaîne d'or et six bagues.

Vous savez quelle mort suivit ce brigandage. Calvin, qui aurait été lui même brûlé en France s'il avait été pris, força le misérable conseil de Genêve à faire brûler Servet à petit feu avec des fagots verts, et il jouit de ce spectacle. Il n'y eut point dans votre st Barthélemi d'assassinat plus cruellement exécuté.

Vous m'avouerez que la douceur chrétienne, nommée par vous tolérantisme, eût mieux valu que cette sainte abomination. J'ose vous dire qu'en France, si les Guises avaient été plus tolérants votre conseiller Anne Dubourg, neveu du chancelier, et tant d'autres, n'auraient pas péri par le même supplice que Servet. Croyez moi, mon cher et illustre confrère, la tolérance prêche mieux que les bourreaux.

Vous citez l'exemple de Socrate, vous paraissez regarder sa mort comme une preuve de l'intolérance des Athéniens. On dirait à vous entendre que les lois d'Athènes mettaient à mort tous ceux qui s'étaient moqués du hibou de Minerve. Vous êtes trop savant dans l'antiquité pour ne pas convenir que la mort de Socrate fut l'effet d'une cabale criminelle, et d'un fanatisme passager, à peu près comme l'assassinat juridique commis à Toulouse contre Calas.

Songez je vous en supplie que les Athéniens punirent la cabale qui avait fait empoisonner Socrate, qu'ils condamnèrent à mort les principaux juges, qu'ils érigèrent à Socrate non seulement une statue, mais un temple. En un mot, jamais les Athéniens ne montrèrent un plus grand respect pour la philosophie, et une horreur plus violente pour les persécuteurs.

Les Romains, dont vous tenez vos lois, ont été tolérants depuis Romulus jusqu'au châtiment du centurion Marcel qui l'an 298 brisa sa baguette de commandement à la tête des troupes et déclara qu'il ne fallait plus servir les empereurs parce qu'ils n'étaient pas chrétiens. Avant Marcel il y eut quelques chrétiens persécutés, mais comme dit Origène de loin à loin et en très petit nombre, Origène, livre 3. Il serait très aisé de prouver qu'ils ne furent punis que comme factieux puisque Origène et le fougueux Tertulien moururent dans leur lit et qu'aucun prêtre soi disant évêque de Rome ne fut exécuté non pas même st Pierre dont le prétendu séjour à Rome est une fable absurde.

Non, vous ne trouverez pendant plus de huit cents ans aucun homme persécuté à Rome pour ses opinions. Comment pouvez vous dire que s'il n'y avait pas de persécution alors c'était parce que tout le monde était d'accord sur le culte des dieux? Quoi! les stoïciens et les épicuriens ne rejetaient pas hautement toute la théologie grecque et romaine? Quoi! ces sectes nombreuses ne s'en moquaient elles pas ouvertement? Cicéron lui même n'en a t-il pas parlé avec le dernier mépris? Lucrece n'a-t-il pas chassé la superstition de toutes les honnêtes maisons? ne l'a-t-il pas renvoyée à la canaille, aux femmelettes, et aux hommes faibles qui sont au dessous des femmelettes?

Quel censeur, quel tribun, quel préteur, quel centumvir ont jamais fait un procès à Lucrèce?

La tolérance a toujours été la foi fondamentale de la république romaine, loi non gravée sur les douze tables, mais empreinte dans toutes les têtes et dans tous les cœurs. Cela est vrai comme il est vrai qu'Henri 4 a été assassiné par la seule intolérance.

Vous citez Dion Cassius, vil Grec, vil écrivain, vil flatteur, vil ennemi de Ciceron, qui seul de tous les historiens dit que Mécène, qu'il n'a jamais vu, conseilla à Auguste de ne point admettre de religions nouvelles. Les malheureuses équivoques qui embarrassent tous les langages, et qui ont causé parmi nous tant de disputes fatales, ont produit une grande méprise sur ce passage de Dion Cassius. Ta iera ne signifie point ici ce que nous entendons par religion, un système dogmatique ennemi des autres systèmes Ta iera veut dire, sacrifice, cérémonie sacrée. Il y en avait assez à Rome. Il ne s'agissait du temps d'Auguste que d'admettre, par une sanction publique du sénat les mystères de Cérès Eleusine, ceux de la déesse de Sirie, et ceux d'Isis.

Vous connaissez l'ancienne loi des douze tables qui ne fut jamais abolie, Deos exterros nisi publice ad scitos ne colunto, point de culte étranger s'il n'est admis par la loi. Ces cultes étrangers n'ont donc jamais été autorisés, mais ils ont été tolérés dans l'empire. Isis même, quoique la déesse d'un peuple vaincu et méprisé eut un temple dans les faubourgs de Rome du temps d'Auguste.

Les Juifs, ces misérables, Juifs, les plus fanatiques des hommes, avaient à Rome une synagogue. Où pourrez vous jamais trouver une plus grande différence de culte, et une plus grande tolérance?

Ah! mon cher confrère, quel temps prenez vous pour vouloir flétrir une vertu si nécessaire au genre humain! C'est le temps même où la tolérance universelle commence à s'établir dans une grande partie de l'Europe. C'est lorsque la tolérance étanche dans l'Allemagne depuis la paix de Westphalie le sang que le monstre de l'intolérantisme avait fait couler pendant deux siècles. C'est lorsque l'impératrice de Russie assemble dans la grande salle de son palais jusqu'à des musulmans, des adorateurs du grand lama et des païens pour former le code des lois qu'elle va donner à un empire plus vaste que l'empire romain. C'est lorsque le roi de Pologne établit la liberté de conscience dans un pays deux fois aussi grand que la France.

Vous ne sauriez croire combien de gens de lettres m'ont témoigné de douleur et se sont plaints à moi comme à votre ancien ami et à votre admirateur très zélé. Je suis affiigé comme eux de ce fatal article. Il fera un mal que vous n'avez pas voulu. Vous mettez des armes entre les mains des furieux. Est il possible que ces armes soient aiguisées par le plus doux et le plus aimable des hommes? Je ne vous en aime pas moins, mais ma douleur est égale aux sentiments que je conserverai pour vous jusqu'à la mort.

Je n'écris point à made Du Deffant; que lui manderais je du désert où j'achève mes jours? Je ne pourrais que lui dire, que je l'aime de tout mon cœur, ou que de tout mon cœur je l'aime, car il n'y a plus moyen de lui dire, Belle marquise, vos beaux yeux me font mourir d'amour, ou d'amour me font mourir vos beaux yeux belle marquise'.

Jouissez tous deux de la vie comme vous pourrez. Je la supporte assez doucement.