1757-12-24, de Voltaire [François Marie Arouet] à Élie Bertrand.

Mon cher philosofe si votre termomètre à l'air, est si au dessous de la glace, je m'imagine que le termomètre de votre apartement est comme le mien, tout près de l'eau bouillante.
Je compte passer mon hiver dans le climat doux que je me suis fait au milieu des glaces et que la liberté me rend encor plus doux.

Je plains le roy de Prusse d'aquérir tant de gloire aux dépends de tant de sang. Je plains les français qui vont se faire tuer à deux cent lieues de leur pays, et les suisses qui les acompagnent, et les peuples qu'ils pillent, et les ministres de Geneve qui, lassez de leur vie douce, veulent l'empoisonner en excitant contre eux mêmes une tempête dont mr d'Alembert ne fera que rire. Je n'ay point vu l'article. Je sçai seulement que Dalembert n'a eu d'autre intention que de faire leur éloge. Il faut qu'ils le méritent par leur circomspection.

J'avais vu les petits vers de l'horloger de Geneve. On les a un peu rajustez, mais il est toujours singulier qu'un horloger fasse de si jolies choses.

Sa pendule va juste, et il parait qu'il pense comme vous. C'est aussi le sentiment de tous les magistrats de Geneve sans exception. Vous voiez que les mœurs se sont perfectionées; on déteste les atrocitez de ses pères, les misérables qui voudraient justifier l'assassinat de Servet ou de du Bourg ou de Barnevelt et de tant d'autres, sont indignes de leur siècle. Quoiqu'en dise l'orloger, un historien n'a point tort de regarder la conduite de Calvin envers Servet comme très criminelle. Un ministre de Geneve a chargé depuis peu un de ses amis de consulter des manuscrits de Calvin qui sont à Paris dans la bibliotèque roiale. Il croiait y trouver sa justification. Son ami y a trouvé tant de choses atroces qu'il en est honteux. Malheur à qui conque est encor calviniste ou papiste! Ne se contentera t'on jamais d'être crétien? Hélas Jesus christ n'a fait brûler personne. Il aurait fait souper avec luy Jean Hus et Servet.

J'ay acheté une maison auprès de Geneve qui me coûte plus de cent mille livres. Voylà ce que je brûlerais demain, si la tolérance et la liberté que j'ay cherchées, étaient proscrites. J'ay quitté des rois pour cette liberté, et je serai encor libre auprès d'eux quand je le voudrai, mais il vaut mieux être à soy même qu'à un roy, et c'est ce qui me retient sur les bords du lac Leman où je voudrais bien vous embrasser.

Mille respects à mr et me de Freidenrik.

V.